Olivier Parent a participé à l’émission de France Info « Les mots de l’info » avec Yves Pujet de LSA. L’émission animée par Philippe Duport sera diffusée durant les vacances de Noël. Le thème en était : « Amazon et grandes surfaces, quelle cohabitation ? ». En vue de cette participation, le Comptoir Prospectiviste avait rassemblé quelques idées qui sont loin d’avoir toutes trouvé leur place dans cette émission de format… très court ! Voici ces idées, ces réflexions, sous la forme d’un article d’analyse plus contemporaine, voire économique, que prospectiviste.
Aux États-Unis Amazon représente 43 % du marché du commerce électronique. En France Amazon pointe à la treizième place des enseignes de vente.
Indépendamment de la pression qu’exerce la concurrence du commerce électronique sur le retail, le commerce physique doit réinventer ses métiers avec la seule montée en puissance des outils numériques. Cependant, l’expérience a montré que les enseignes de retail ne sont pas les mieux placées pour venir attaquer les enseignes de commerce électronique dans leur espace de prédilection, les espaces cyber. Ainsi, il n’est pas inhabituel de constater qu’un gain de 1 % des ventes sur le site de commerce électronique d’une enseigne historiquement physique représente jusqu’à un demi point de baisse de chiffre d’affaire dans les magasins physiques.
Dans une analyse plus stratégique, avec la montée en puissance du commerce électronique, on constate que l’essence du commerce est passée du traditionnel savoir-faire à la maîtrise d’un stock pour finir par la constitution et la maîtrise d’un réseau de clientèle… Ainsi, aujourd’hui, chacun s’attache à développer ce « cheptel » au moyen de nouvelles expériences dans la relation client… A moins que l’enseigne qui maîtrise ce réseau de contacts ne s’engage vers une diversification de son offre historique comme le font aujourd’hui les banques qui vendent aussi bien des produits bancaires que des assurances ou de la téléphonie… Tout cela au risque de perdre tout ou partie de son identité !
Parallèlement aux crises existentielles des professionnels du retail qui ne savent pas comment se réformer grâce/à cause aux outils numériques, Amazon a passé le plus clair de son temps, au cours des années qui viennent de s’écouler, à se constituer son réseau de clients. Pour mémoire, Amazon ne serait bénéficiaire que depuis quelques années (en 2014, l’entreprise était encore déficitaire de 240 millions de dollars pour un chiffre d’affaire de 89 milliards) alors que la marque s’est lancée dans le e-commerce en 1994. Aujourd’hui, Amazon a atteint une telle taille que si la marque se laissait tenter par le commerce en surface réelle, en faisant l’acquisition d’une enseigne comme Carrefour ou Walmart, une telle opération ne diluerait son actionnariat que de 8 ou 10 %. Autant dire qu’il n’y a aucun risque de perte d’identité financière.
Dans cette course à la rentabilité, on peut aussi garder en tête que ces mêmes géants du e-commerce cherchent évidemment à se débarrasser de tous les facteurs d’imprécisions dans leurs modèles économiques, et principalement du moins maîtrisable de ces facteurs : l’être humain. Dans les entrepôts, ils travaillent à remplacer l’être humain par des machines : il suffit de voir les reportages qui montrent les cadences infernales que doivent suivre les opérateurs humains (peakers), menées à train d’enfer par les ordres vocaux provenant d’un ordinateur qui gère les commandes… Ces mêmes entreprises de commerce électronique travaillent à remplacer l’être humain à la livraison : un robot serait tellement plus rapide et plus sûr qu’un livreur humain, ne serait-ce que pour entrer chez le particulier. Le robot ne sera jamais pris de tentation de vol ou d’intrusion de la vie privée du client qui, en son absence, autorise une livraison dans son domicile.
Dernier argument qui va dans le sens de la décision de se débarrasser du facteur humain : les requalifications successives en salariés des indépendants qui travaillent pour des entreprises de commerce électronique, ceci étant constaté dans plusieurs pays du monde. En novembre 2018, en France, la cour a statué que le lien de subordination entre l’auto-entrepreneur et l’entreprise de commerce électronique était évident. Donc : salariat !
Il faut bien comprendre que tout ce qui est constaté dans l’évolution de l’économie débridée par les outils numériques – l’ubérisation – était annoncé, de manière plus ou moins lisible, dans les intentions de l’entreprise qui a donné son nom à cette évolution : Uber. Pour l’entreprise, il a toujours été clair, même si certains ne voulaient pas trop l’entendre, qu’elle n’avait qu’une seule idée en tête, celle de se débarrasser du principal facteur d’aléas de son service de transport : le conducteur humain. Depuis plusieurs années, Uber fait rouler plusieurs dizaines de véhicules autonomes, aux États-Unis, accumulant ainsi des millions de kilomètres afin de faire valider ces machines sans chauffeur par l’administration américaine, en vue de partir à la conquête du reste du monde ! Conquête quelque peu retardée par le premier accident mortel humain provoqué par un véhicule autonome, cet été, aux USA.
Alors, dans ces conditions, que peut faire la grande distribution face au géant Amazon qui peut se contenter d’une marge de rentabilité infime (parce que la marge est assurée entre autre par AWS) ?
Le retail ne pourrait-il pas commencer par revenir vers ses fondamentaux ? C’est ce que font, par exemple, les petits épiciers qui s’orientent soit vers une mise en avant d’une boutique dédiée aux services, donc être “pratique” pour le client, soit dans une dimension plus éthique, cherchant une adhésion autour de valeurs écologiques (circuits courts, locaux, bio…) ou bien encore autour d’un hédonisme au service du plaisir, de la qualité, de mise en valeur d’un savoir-faire, d’un territoire… Toutes ces approches ne s’excluant pas l’une l’autre… et on n’en revient au vieil adage « le client est roi », précepte qui avait disparu, au cours des décennies, avec la montée en puissance de la grande distribution qui cherchait à tout vendre au plus bas coût. (Dans les années 70, les grandes surfaces avait initié cette fin du “client-roi” en faisant venir le client directement dans l’entrepôt du grossiste. Le commerce en ligne semble parachever ce chemin vers une rentabilité poussée à son extrême, démarche initiée par la grande distribution. Si bien que le commerce électronique pourrait bien avoir à se réinventer, sous peu, si le retour de la relation client-commerçant se confirme… )
On constate d’autres tentatives de redéfinition du commerce en grandes surfaces. Dans la logique de la possession/valorisation du client, certains acteurs de la grande distribution travaillent sur le développement de services associés qui fusionneraient commerce et loisirs. D’autres prennent comme référence les centres-villes ou les commerces de proximité : elles se mettent à organiser leurs surfaces de vente comme une place de village. Les linéaires y sont organisés, sous des enseignes très imagées (fantasmées ?) qui annoncent : boulangerie, épicerie, charcuterie, boucherie, droguerie… Alors que, dans le même temps, les vrais centres-villes se meurent. Quoique certains résistent toujours et encore… à l’envahisseur ! Ce sont des centre-ville qui ont mis en place une interopérabilité, un travail collaboratif, horizontal, entre commerces, territoire (le centre-ville) et clients. Un modèle qu’organise le métier de manager de centre-ville.
Dès avant la fin du siècle précédent, avant même l’arrivée du commerce électronique, les managers de centre-ville avait un rôle-clé dans l’organisation du commerce en centre-ville. Ils ont d’abord été des points de contact entre une administration, un maire et les commerces de proximité de ladite commune, plus ou moins au travers de l’association des commerçants. Avec l’arrivée du commerce électronique et des outils numériques, l’expérience de manager de centre-ville a acquis une nouvelle valeur, faisant de ce métier le meilleur interlocuteur pour tenter de résoudre une quadrature du cercle toute contemporaine : en tenant compte des apports et innovations issus de la modernité numérique et dématérialisée, comment faire vivre les centres-villes qui se désertifient ? Alors, les managers de centre-ville mettent en place des portails de commerce électronique accessibles à tous les commerçants de la municipalité, qu’ils soient petits ou grands… ils installent des conciergeries qui permettent aux clients de venir récupérer leurs commandes effectuées en ligne après la fermeture du magasin… ils organisent des opérations commerciales spéciales… comme le font les géants du e-commerce tel Amazon. Sachant que tout cela étant accompli, à ce jours, sans tenir compte des apports à venir des promesses de l’intelligence artificielle et de ses nombreuses avatars qui viendront, tôt ou tard, au service des centres-villes. Ce sera, par exemple, les robots (drones) de livraison. Car, il ne faut surtout pas en douter, tout ce que Amazon et les autres Gafa sont en train de développer pour leurs propres services bénéficiera aussi à l’ensemble des acteurs du commerce qu’ils soient physiques ou électroniques.
Si le commerce physique doit apprendre à utiliser ce que les innovations peuvent apporter comme bénéfices, il doit surtout trouver une réponse qui remette l’être humain, le lien humain, la relation humaine au centre de la relation client, ce dont sont incapables les acteurs du e-commerce. L’annonce qui ne saurait tarder à arriver de la mise en service des futurs robots conversationnels qui vont remplacer les opérateurs humains des centres d’appels ne font que renforcer cette nécessité de relation humaine.
Il ne faut cependant pas aborder le problème de manière manichéenne : il y aura coexistence, cohabitation de toutes ces solutions, chaque entreprise s’appropriera une solution panachée de tous les éléments qui ont été énoncés afin de répondre à son marché… ces solutions seront plus ou moins digitales, technologiques, phygitales, plus ou moins sociales…
Enfin, afin d’élaborer cette délicate recette de solution, on peut aussi prendre en compte le contexte d’urbanisation en voie de généralisation. On peut ajouter à tous ces arguments, qui tendent à inciter les opérateurs de commerce à se rapprocher des centres-villes, que ce mouvement va dans le sens d’une injonction sociale, morale qui est en train de monter, une injonction de frugalité énergétique, d’adoption de circuits courts, de respect d’une nouvelle forme de naturalité. Si le centre-ville est réactivé, ce sont autant de trajets vers la périphérie que les habitants du centre-ville n’auraient pas à accomplir. Aux municipalités de s’organiser pour offrir aux habitants périurbains des transports en commun adéquats pour rejoindre les centres-villes…
Dans cette équation qui est en train de se mettre en place, il ne faudra pas non plus oublier la ruralité. Et on ne pourra pas faire l’économie des études d’impact énergétique de ce retour vers le centre-ville des activité de commerce : les indispensables livraisons n’apporteront-elles pas un surcoût d’encombrement et de consommation énergétique ? A moins que le bilan “perception positive” du grand public ne vienne encore brouiller les cartes… L’équation n’est pas écrite et reste complexe à établir. Mais elle demeure une chance dont les acteurs historiques du commerce en surface de vente réelle ne peuvent pas se permettre d’en faire l’économie !