La prospective est un art difficile. Elle projette souvent la réalité d’une époque dans le futur. Dans les années 1960, l’avenir de l’Homme sur la Lune était caricatural. Quand la politique déjoue la prospective…
Avant même la promesse du Président Kennedy de poser des Américains sur la Lune avant la fin des années 1960, la toute jeune Nasa et l’industrie américaine avaient imaginé l’avenir de l’exploration habitée de la Lune, y compris sa colonisation. À l’époque, il était logique qu’on irait sur la Lune pour y rester. Du côté des militaires (USAF), on envisageait directement une base lunaire sans mission de reconnaissance préalable. Il s’agissait du projet Horizon qui fut rapidement abandonné pour sa trop grande vulnérabilité. Mais les contraintes des militaires n’étaient pas celles des civils.
La première conquête lunaire comme préambule à la colonisation de notre satellite naturel
Lorsque le projet Apollo débuta en 1960, les projets de base lunaire se multiplièrent. L’installation de l’Homme sur la Lune démarrait par les missions d’exploration courtes qui auraient été suivies au milieu des années 1970 par des campements temporaires plus ou moins mobiles, puis des bases habitées en permanence dans les années 1980. En définitive, sur le modèle de la station spatiale internationale (ISS), on aurait construit un Laboratoire international lunaire (ou Lil) avant la fin du XXe siècle.
À la fin des années 1960, de superbes illustrations de Davis Meltzer montraient à quoi aurait pu ressembler la base lunaire des années 1980/1990. Composée de plusieurs niveaux, elle était souterraine pour se protéger des radiations. Des visions plus audacieuses étaient étudiées comme la « Cité lunaire de l’An 2001 » du centre de recherche de Valley Forge. Et puis, Kubrick et Clarke, assistés d’Ordway et Lange, avaient créé la base de Clavius, située dans le cratère éponyme, pour le légendaire film 2001, l’Odyssée de l’espace. Les installations étaient gigantesques et peu réalistes du point de vue de l’environnement lunaire. Mais conçue au milieu des années 1960, la base de Clavius correspondaient aux canons en vigueur à l’époque. Par ailleurs, les conseillers du film étaient proches de Von Braun qui leur donnait quelques idées…
D’aucuns imaginent aujourd’hui que ces projets étaient très, voire trop futuristes eu égard aux programmes lunaires du XXIe siècle. Aucune agence n’envisage sérieusement de telles installations avant plusieurs décennies. Il faudra d’abord y retourner. Au début, on reproduira ce qui a été réalisé il y a 50 ans, mais avec les technologies du XXIe siècle. Ensuite, la Chine et les États-Unis prévoient de réaliser des « campements sophistiqués » avec quelques modules pressurisés pour reproduire sur la Lune ce qui a été réalisé avec les stations orbitales modulaires en orbite terrestre (Mir et ISS). C’est seulement la deuxième génération de bases lunaires habitées qui pourrait ressembler aux projets des années 1960, au plus tôt en 2050/2060, soit un siècle après les premières propositions russes et américaines. Mais rien n’est encore programmé et financé et on est bien cantonné ici dans la prospective long terme sur ce sujet des « villes lunaires ».
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Alors, que s’est-il passé pour aboutir à ce très grand décalage temporel dans ces prévisions ?
Apollo, un succès sans lendemain.
La première réponse est liée au contexte que l’on peut qualifier a posteriori d’extraordinaire au sujet de l’apparition de l’astronautique et sa croissance rapide ainsi que les retombées politiques imprévues de la conquête spatiale. À travers elle, une compétition sans précédent s’engagea entre les États-Unis et l’Union-Soviétique pour démontrer avec l’espace la supériorité de son système sur l’autre. Tous les moyens furent mis en place pour atteindre cet objectif. Pour cette raison, le programme Apollo et les projets associés représentaient 4% du PIB des Etats-Unis au milieu des années 1960, c’était du jamais vu. En moins de 20 ans, on était passé du missile V-2 d’un peu plus de 10 t aux lanceurs géants de plusieurs milliers de tonnes pour emmener des hommes marcher sur la Lune. Dans ces conditions, la courbe de croissance allait conduire inexorablement à la colonisation de la Lune, un prélude à celle du Système solaire. Tous les planificateurs en étaient persuadés et les auteurs/réalisateurs de science-fiction n’avaient qu’à puiser dans les road map des organismes d’État pour écrire leurs scénarios.
Enfin, pour mieux comprendre cet optimisme, il suffit d’examiner les prouesses en termes d’organisations et d’innovations de ce qui fut réalisé en quelques années seulement lors de la première conquête de la Lune. À la fin des années 1960, une infrastructure scientifique, technique et industrielle gigantesque existait de part et d’autre du « Rideau de fer » et toutes les entités engagées dans les activités spatiales préparaient déjà la suite jusqu’aux moteurs nucléo-thermiques qui devaient faciliter cette nouvelle étape (programme Nerva aux États-Unis).
À la vérité, c’était tangible et très crédible. Nul n’aurait remis en cause les plans élaborés par les ingénieurs. Ils étaient déjà parvenus à faire des prodiges et il n’y avait pas de raison que cela change.
Mais les prospectivistes avaient probablement sous-estimés le rôle de la politique dans les affaires spatiales. Elle était pourtant le moteur de la compétition lunaire. Ainsi, lorsqu’elle fut gagnée, les responsables politiques américains influencés par une opinion publique très défavorable pour poursuivre l’aventure lunaire, devaient finalement décider d’écourter le programme Apollo et de reporter aux calendes grecques les projets de base lunaire. En 1972, le Président américain Richard Nixon estimait qu’il fallait d’abord réduire les coûts d’accès à l’espace pour réaliser des projets spatiaux audacieux dans des conditions économiques acceptables. Pour atteindre cet objectif, il fallait créer une navette spatiale réutilisable… On connait la suite, la Navette, exploitée comme un démonstrateur, ne fut jamais économique et aucun nouveau programme lunaire sérieux ne fut engagé par les États-Unis pendant trente ans (malgré le soutien de la Maison Blanche pour l’Initiative d’exploration spatiale – SEI en anglais – et Constellation).
Dès lors, on comprend mieux le décalage entre les visions prospectives des années 1960 et la réalité d’aujourd’hui. Cette prospective témoigne d’une vision très optimiste où la société avait foi dans les progrès des sciences et techniques, et l’avenir. Mais si les projets d’aujourd’hui semblent moins audacieux, au moins dans la continuité d’Apollo, il se pourrait qu’ils soient plus résilients (surtout en Chine) et qu’ils conduisent en définitive à l’occupation effective de la Lune sur le long terme.
Liste des acronymes :
ISS : International Space Station
LIL : Laboratoire International Lunaire
NASA : National Aeronautics and Space Administration
NERVA : Nuclear Engine for Rocket Vehicle Application
SEI : Space Exploration Initiative
USAF : United States Air Force