Nouvelle contribution
d’Olivier Parent à
inCyber News,
le média de la confiance numérique
Brazil est un film de Terry Gilliam de 1985. Ce film confirme qu’en matière de science-fiction, comme dans toute autre forme d’art, il faut laisser au temps… le temps de faire son œuvre. Certaines œuvres brillent de mille feux mais ne durent guère… quand d’autres moins lumineuses, au point qu’on puisse ne pas les voir de prime abord, finissent par éclairer le temps qui passe, au-delà des ères et des modes. Le film Brazil fait partie de cette deuxième catégorie d’œuvres : pas loin d’un échec commercial à sa sortie en salle, le film de l’ancien Monty Python fait désormais partie des œuvres emblématiques du cinéma de science-fiction de la fin du XXe siècle.
Qu’on ait vu ou non le film, son esthétique s’est inscrite dans le paysage audiovisuel : un univers rétro futuriste, à la limite du steampunk. Qui n’a jamais croisé l’image de la silhouette gracile de Sam Lowry, le héros du film joué par Jonathan Pryce, dans sa Messerschmitt KR 175, cette étrange voiture monoplace ? Le monde de Brazil est un univers tout de mécanique dans lequel l’informatique ne semble pas avoir imprimé son empreinte. Un univers de bureaucratie analogique — de papier — dans lequel la numérisation ne semble pas avoir pris pied. Un univers à mi-chemin entre Blade Runner de Ridley Scott et 1984 de Michael Radford, adaptations des romans éponymes et magistraux de Philip K. Dick pour le premier, et George Orwell pour le second.
Dystopie et démocratie
Mais, il ne faut pas voir le film Brazil au premier degré. Il est évident que notre monde a pris un embranchement bien différent du réel décrit dans le film. Il n’empêche, Brazil résonne comme un avertissement contre l’absurdité d’un système qui s’auto-justifie au travers d’une politique normative : marchez, ne serait-ce que du bout de la semelle de votre chaussure hors des passages cloutés — par le pouvoir — et les foudres du système s’abattra sur vous (voir « Chute libre (Black Mirror) » : allons-nous vers une colonisation du réel par le numérique ?).
En effet, Brazil décrit un monde dans lequel la relation de cause à effet entre le citoyen, origine, et l’État, conséquence, n’existe plus : dans le film, comme dans 1984, l’État n’existe que par lui-même. Il ne supporte pas d’autre justification que lui-même, le citoyen n’étant qu’un engrenage, remplaçable à volonté et corvéable à merci. La logique historique selon laquelle le citoyen est l’origine du mandat confié à des élus pour gérer la Cité, formant ainsi l’État avec ces mandataires, n’existe plus. En des temps de troubles politiques, où le sens de la démocratie et de l’État de droit semble se diluer dans les polémiques et les prises de positions tonitruantes qui ne laissent aucune place à la nuance, revoir Brazil devient donc une nécessité. Ainsi, le film se fait figuration par l’inverse absurde de la phrase de Winston Churchill, « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres », le film mettant en scène un des systèmes exclus de fait par Churchill.
De l’eau, de l’air, le chaos… la vie ?
Et tout commence par une illustration de l’effet papillon, celui dont on dit que « le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait provoquer une tornade au Texas ». Dans Brazil, c’est le simple « abattement » d’une chaussure sur un insecte qui va provoquer des catastrophes pour de nombreux protagonistes du film. Mais, au fait, pourquoi parle-t-on de « l’effet papillon » ?
Il faut ici remonter au siècle précédent et convoquer deux figures des mathématiques du chaos. Le premier est Henri Poincaré (1854-1912), le second est Edward Lorenz (1917-2008). Poincaré a commencé par démontrer que ce qui nous paraissait simple et bien ordonné était dans les faits complexe et chaotique, dans le sens de non-prédictible. Poincaré a démontré que pour tout système, il est quasiment impossible, d’une part, d’en mesurer de façon absolue les conditions initiales et, d’autre part, d’évaluer l’ensemble des facteurs d’influence auquel le système est soumis. Le meilleur exemple de ce genre de système est notre Système solaire : chaque objet — étoile, planètes, lunes, astéroïdes… — est soumis à une infinité d’influences gravitationnelles qu’il est quasiment impossible à appréhender dans leur ensemble, ce qu’on nomme le problème à N corps — et ce système est si grand que les outils humains ont bien du mal à mesurer toutes les mensurations, à la énième décimale, de chaque élément qui le compose. Et pourtant… ce même Système solaire est stable depuis des milliards d’années et, d’après les mathématiques du chaos, il le restera, à l’avenir, pour encore quelques centaines de millions d’années voire même des milliards (voir Le Chaos et l’Harmonie de Trinh Xuan Thuan).
Passant de l’astrophysique à la météorologie, Lorentz découvre qu’un point représentant un système décrit dans « l’espace des phases » — un système de représentation multidimensionnel inventé par Poincaré — une figure belle et étrange qui ressemble à des ailes de papillons : le complexe se répète… sans jamais reprendre exactement la même configuration.
Ainsi, un système complexe, qu’il soit système solaire ou système météorologique, est déterministe — on ne verra jamais la Lune prendre instantanément une trajectoire à 45 degrés de celle qu’elle avait à l’instant précédent, pas plus qu’il ne neigera jamais dans une atmosphère trop supérieure à la température de 0° C — mais non prédictible, parce que trop complexe pour que les conditions initiales et les facteurs d’influences puissent être mesurés et réduit à des valeurs établis. Mais l’image du papillon était forte. Lorentz s’en servira pour donner son titre à une conférence qu’il prononce en 1972 : « Predictability: Does the Flap of a Butterfly’s Wings in Brazil Set Off a Tornado in Texas? ». L’imagination du public a fait le reste.
Hégémonie et prédictivité
Or, revenant au film Brazil, le système est basé sur un fonctionnement autoritaire qui ne peut que rejeter l’idée même de l’effet papillon. Dans ce monde, tout est mis en œuvre pour lutter contre l’imprévu, le différent, le non-pensé. Tout ce qui sort de la doxa étatique est poursuivi, identifié et éradiqué. Pour se protéger, le système n’hésite pas une seconde à se faire dictatorial, cela permet de préserver l’équilibre consumériste d’une partie nantie de la population — issue de la bureaucratie ? Ainsi, l’autoritarisme est-il élevé en rempart contre le terrorisme. Mais, qui sont les acteurs et les penseurs de ces actions violentes ? Le film ne montre quasiment rien de cette dissidence à l’exception du personnage Archibald Tuttle, joué par Robert de Niro, dont les délits se résument à opérer des réparations sans l’accord et les formulaires exigés par la bureaucratie du système. Et on en vient à se demander si le système n’organise pas lui-même cette violence pour justifier son autoritarisme et discréditer la bonhomie d’une dissidence somme toute anecdotique.
Dans son délire hégémonique, le système politique du monde de Brazil n’hésite pas non plus à repousser à sa périphérie, loin des regards et caché derrière des panneaux publicitaires alléchants et enchanteurs tout ce qui contredit la doxa : l’industrie, la pollution, la pauvreté… C’est là une autre forme de violence propre aux systèmes politiques autoritaires et dictatoriaux que de revendiquer une homogénéité sociale et un bonheur uniforme, conséquence « heureuse » d’une pensée unique. Alors que le réel est hétérogène, avec des définitions du bonheur aussi variées qu’il y a d’individus, chacun portant une pensée qui lui est propre. Le réel ne se nourrit-il pas de l’imprédictibilité et du chaos. Navigant vers le futur, le réel ne dessinerait-il d’ailleurs pas des ailes de papillons ?
Le chaos créatif comme antidote ?
Au-delà des quelques rappels qui ont été faits plus haut — ils sont peut-être davantage que de la simple culture générale — c’est peut-être là que Brazil parle mieux à notre présent. Sans en avoir les atours autoritaires, nos sociétés modernes, qu’elles soient occidentales, asiatiques ou tout autres, se trouvent normalisées par la culture numérique et planétaire. Au nom d’un certain bonheur consumériste, on s’habille tous de la même manière — à la mercie d’un système au fonctionnement non durable, à l’opposé de ce que les enjeux climatiques exigent —, on est incité à tous consommer les mêmes produits culturels, cinéma et musique en tête de gondole — dans un syncrétisme de « bon aloi » qui nous fait oublier les richesses de nos propres cultures — et la dématérialisation de nos sociétés est annoncée comme inéluctable — selon des règles externes qui deviennent des déterminismes suspects. Noter qu’avec cette énumération, on en revient à une forme d’hégémonie telle qu’identifiée dans Brazil.
Dans notre réel, l’État n’est pas en reste : lui aussi pourrait avoir tendance à rompre le lien qui doit être maintenu avec le citoyen. Un État, ogre insatiable, qui, indépendamment des forces qui s’alternent au pouvoir, ne fait que se complexifier, coûter de plus en plus cher à la collectivité, sans jamais se remettre en cause — opération d’introspection d’autant plus indispensable que la numérisation est censée simplifier le fonctionnement de ce même État. Mais n’est-ce pas le contraire que l’on constate, en France comme partout ailleurs en Europe ou dans le monde, USA et Chine en tête de liste ?
Pour échapper à la dictature d’une bureaucratie devenue inepte, dont chacun cherche à se protéger en fuyant ses responsabilités, le héros de Brazil, Sam Lowry, s’évade au moyen de son imagination. Elle sera d’ailleurs son dernier recours, sa dernière demeure… Revenus dans notre réel, on est en droit de s’interroger : pour combien de temps encore aurons-nous les moyens de cette évasion, quand les loisirs sont standardisés ? Quand tout est fait pour nous inciter à ne plus faire usage du droit à la déconnexion… Quand tout est mis en œuvre pour que nous oublions l’usage du silence… Quand tout est fait pour que nous-même et nos enfants ne sachions plus faire de l’ennui une source de créativité… Quand tout est fait pour que nous oublions que nous sommes citoyens et papillons ! Et si Brazil était un appel au réveil citoyen, un appel à la rébellion analogique, à la créativité chaotique ?
La suite sur Brazil ou « de la lutte entre le normatif et le chaotique »