On peut remarquer à chaque instant que nous sommes entourés d’imposteurs.
Imposteurs : je ne parle pas des faux diplômes et des faux CV, qui relèvent de la légitime défense et témoignent d’une volonté de trouver sa place dans un monde de chasse gardée, typique des sociétés de castes. Je ne parle pas non plus des artistes sans art, il faut bien que le commerce tourne. Je parle des compétences usurpées : chercheurs qui ont des vues superficielles et brouillonnes dans leur domaine d’excellence, experts dans la manière de ne rien dire de précis, politiques qui ne comprennent pas grand-chose à l’actualité, élites qui ont soigneusement étouffé toute forme de supériorité autre que l’argent.
Les imposteurs véritables se reconnaissent sans peine. Ils ont un style bien à eux : une sorte d’hypnotisme maladroit grâce auquel ils tentent de vous magnétiser. Mis au pied du mur, ils s’évadent, soit dans les envolées messianiques, soit dans les affirmations prosaïques prononcées sur un ton péremptoire et flottant qui est leur filigrane. Ils sont faciles à caricaturer car ils sont leur propre caricature. Leur ronron fait un bruit de moteur à deux temps.
Ce n’est pas une affaire d’intelligence. Ces spécialistes sans œuvre en manquent rarement. C’est une question de décalage – un hiatus marqué entre ce qu’ils devraient savoir, et savoir faire, et leur compétence réelle.
L’imposteur n’est pas celui qui usurpe un titre, c’est celui qui usurpe un pouvoir. Il l’a obtenu grâce à son diplôme ou à son parcours, et c’est là que le bât blesse : le filtre pour évaluer ses moyens véritables n’était pas le bon. On lui demandait à la fois d’être docile et brillant, et pour finir, c’est la docilité qui a tranché. Il a été désigné, le temps a passé, il a atteint le stade où il peut désormais commettre ingénument tous les dégâts à sa portée, sans avoir l’audace de remettre en cause le sens réel de son action.
Si le « pouvoir » corrompt, ce n’est pas, ou pas uniquement, parce qu’il rend dur et coupe de la compagnie des hommes. C’est parce qu’il intoxique son détenteur et le maintient dans l’illusion que ce pouvoir était fait pour lui. Il l’exerce en dépit de l’évidence, alors que n’importe qui jouissant de deux yeux, à moins d’être ébloui par les attributs de ce pouvoir supposé, en voit la fêlure.
Le pouvoir est une distance, faite de secrets, d’arrangements, d’isolement et parfois de complots. Pour bien l’exercer, il faudrait lui être supérieur et s’en servir pour des fins déterminées. C’est le contraire qui se passe : inférieurs au pouvoir qu’ils exercent, nos maîtres, nos experts, nos élites supposées, se laissent guider par lui, qui les emporte loin du réel.
L’imposture, c’est de vivre dans l’Olympe quand on est un mortel. De là-haut, on fait des signes de la main, un peu vagues : on a l’esprit ailleurs, c’est-à-dire nulle part. De temps à autre, on redescend, pour passer à la télé, pour serrer la main d’un citoyen ordinaire, pour séduire une actrice, je veux dire une bergère. Pour les besoins de la cause, on se déguise en homme ordinaire, ce qui est bien inutile, puisqu’on n’a pas cessé d’en être un.
En matière d’imposture, les titres sont presque toujours fiables. Les compétences, moins, mais elles sont protégées par une distance fictive. L’Olympe est une région imaginaire. Il n’est pas commode de s’y rendre pour y faire un reportage sur le vif. u LD