À l’évidence, il n’est pas possible que la croissance soit infinie, qu’une entreprise soit toujours plus grosse, toujours plus riche. Cet adage a été maintes fois expérimenté et les bulles spéculatives ont toujours fini par exploser, des tulipes du XVIIe siècle aux subprimes de 2007. Jamais les cours n’ont pu monter sans jamais s’arrêter et bien des géants ont aujourd’hui disparu, dépassés, parfois même découpés sur l’autel de la raison, du progrès ou celui de la concurrence.
Et pourtant, depuis maintenant vingt ans quelques géants ont émergé. Ils ont rapidement poussé de la tête et des épaules. Ils sont parvenus à dépasser les plus grands, et souvent à les absorber. Un seul « ancêtre », Apple, a su prendre la vague de la croissance et surnager. Désormais, ces titans semblent dominer l’économie et parfois même les états, sans apparemment connaître aucune limite.
À tout autre époque, l’accroissement de leur valeur aurait été le signe d’une bulle spéculative inquiétante. Pourtant, aujourd’hui, on se félicite que cette capitalisation soit colossale et que chacun de ces monstres saura, tôt ou tard, absorber de nouveaux marchés et ainsi poursuivre leur croissance.
Pour renouer avec l’analogie végétale, ces sociétés croissent à la vitesse d’un champignon et montent pour toucher le ciel comme un arbre. Elles enchaînent les records, la création des outils les plus présents et indispensables à leur clients, les plus fortes capitalisations, les sommes les plus importantes jamais thésaurisées, les patrons les plus riches, les marques les plus influentes…
La croissance de ces monstres inquiète autant qu’elle enthousiasme. Ils sont à la fois synonymes de progrès, de loisirs, de communication et aussi bien signes de paupérisation que de luxe. Tout en entraînant dans leur sillage des risques démocratiques, sociaux et aussi intimes. Jamais outils n’avaient jusqu’à lors modifié aussi profondément et en aussi peu de temps les société humaines, sur l’ensemble de la planète.
Pour croître de la sorte, chacune de ces entreprises a dû trouver des nouveaux leviers de croissance, de nouvelles expansions territoriales, de diversification, des contrats avec les états et, à n’en pas douter, une gestion fiscale pour le moins optimisée. Mais au-delà de tous ces succès, de tous ces records, une chose que l’économie autant que l’histoire nous aura apprise c’est que la croissance ne peut être infinie. Comme le dit l’expression consacrée : « Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel… »
Qu’à cela ne tienne, déplaçons le ciel !
Aujourd’hui, ces titans s’engagent presque tous, directement ou indirectement, dans la conquête de l’espace, que ce soit avec des constellations de satellites, le tourisme spatial tout juste naissant ou en voulant conquérir Mars, rien de moins que cela !
S’il existe bien sûr des regards admiratifs sur de telles ambitions, il y a tout autant de détracteurs, qui, comme à chaque nouvelle étape de la « course à l’espace », déplorent que les moyens utilisés ne soient pas engagés pour améliorer le quotidien sur Terre. Cependant, ces constats appellent une question centrale : pourquoi, au même moment, les plus grandes et récentes fortunes de la planète se lancent-elles dans l’aventure spatiale, partagées par une même ambition ?
Aujourd’hui, les marges de croissance de toutes ces entreprises semblent désormais limitées tant elles ont acquis de nouveaux marchés. Facebook et son nuage de réseaux sociaux ont déjà conquis presque la totalité de la planète et fait reculer la durée de sommeil afin de nous proposer toujours plus de contenus et de publicités. Amazon touche désormais tous les marchés et est devenu le centre commercial numérique incontournable. Apple est le centre de l’accès au numérique, la référence en termes de fonctionnalités… Il semble difficile de faire plus. À moins que demain la Terre ne s’avère plus bien plus grande qu’elle n’y paraît. Or, l’espace permet de repousser les frontières, d’ouvrir un nouveau monde, de s’offrir un nouvel espace, pour créer de nouveaux marchés.
En 1492, Christophe Colomb a découvert l’Amérique, il aura fallu attendre cinq cents ans pour mettre les pieds dans l’espace, la frontière suivante, la frontière ultime. Mais l’est-elle vraiment ?
Les multinationales, connaissant la vitesse de leur croissance et les lois de la physique, nourrissent déjà une angoisse : si l’espace permet de dépasser le monde fini, l’univers accessible, avec la technologie existante, restera de toutes façons limité, à peine une nouvelle planète accessible, Mars. Mais à quel coût ? Ainsi la finitude du monde et du marché semble être toujours là. Qu’à cela ne tienne, si le monde et l’univers ne suffisent pas, il n’y a qu’à créer un autre univers, et pourquoi se limiter à un ?
Dans une renaissance, une recréation de feu Second Life, les grandes multinationales sont sur le point de créer toutes sortes d’univers virtuels persistants, refuges de nouveaux désirs, dans lesquels, à n’en pas douter, nous allons collectivement plonger. De nouveaux espaces que nous allons investir, rencontrer, échanger et pour cela, nous allons créer des avatars, des vêtements, des lieux sans limite, initiant d’infinis nouveaux marchés.
Après avoir numérisé la musique, les films et les séries, l’administration, nous allons désormais être invités à numériser le reste de notre vie. Virtualiser les désirs et le monde, ne plus acheter que des biens virtuels, s’enorgueillir de la propriété de nos pixels, et se réjouir de nos relations nombreuses, de nos fêtes et de nos soirées virtuelles.
Cyniquement, les GAFA ne seraient-elles pas sur le point de créer une solution aux crises à venir, en offrant un modèle qui, finalement, réunit capitalisme et écologie ? u DP