Gestion de crise sanitaire, conflit militaire, modèle économique à réinventer ou round de négociation diplomatique sont autant de situations qui nécessitent de s’attacher à un levier discret mais central : la créativité.
Elle est un préalable à l’optimisation de nouvelles solutions et à des actions adaptées, réunissant un maximum de « gains » et un minimum « pertes ». La créativité comme stimulus de la réflexion et de l’action peut résulter de plusieurs méthodes, approches, et sensibilités. Un de ces moyens est l’utilisation du jeu, le « serious game ».
Un outil « vieux comme le monde » ?
L’emploi du jeu destiné à des activités ayant d’autres finalités que celles purement récréatives est ancien. Néanmoins, le terme même de « serious game », dans son acception latine « Serio Ludere », date de la Renaissance, et renvoie déjà à l’idée de traiter d’un sujet « sérieux » en adoptant une approche ludique.
Bien qu’ancien et à l’œuvre dans différentes régions du monde, le regard porté sur l’intérêt du « jeu sérieux » n’a jamais été homogène, révélant de profondes divergences culturelles. Les Anglo-saxons ont érigé beaucoup moins de barrières psychologiques et intellectuelles à l’utilisation des Serious Games, jusqu’aux plus hauts niveaux de direction et de commandement.
Dès le 18è siècle, ce sont les forces armées qui ont décelé l’intérêt d’effectuer des simulations ludiques afin d’optimiser leur tactique, ou leur stratégie. Il s’agit ici de la catégorie des « wargames ».
Depuis, le jeu est utilisé dans bien d’autres domaines que celui de la gestion de crise. Il est largement employé à des fins éducatives (edutainment), pédagogiques, de recherche, informationnelles ou de marketing (advergames). Il se démocratise et certains sont conçus par les groupes ou les collectivités territoriales eux-mêmes, comme le Brain de Saint-Gobain. Autre exemple de l’extension du domaine du jeu sérieux : à l’occasion de la pandémie de Covid-19, des internes d’un CHU ont par exemple été formés sur un « serious game » qui permet aux soignants de se préparer à la prise en charge des malades.
La diversité des objectifs poursuivis témoigne donc de la richesse de cet outil. Mais c’est sa dimension stratégique qui nous intéresse ici : face aux enjeux contemporains, dans un contexte économique, politique ou militaire chaotique, quels sont donc les apports de cet outil dans l’analyse des scénarios possible, et, plus encore, dans la gestion de l’incertitude, voire de l’inconnu ?
Ce qui a changé : les nouveaux paradigmes des crises contemporaines
Les crises d’aujourd’hui sont constituées de chocs massifs qui débordent parfois les hypothèses de travail. De panaches d’aléas qui sortent des typologies des risques appréhendés individuellement. D’effets systémiques et globaux, de ruptures technologiques extraordinaires, ou encore de fractures concomitantes accentuant et accélérant les mutations. Les crises contemporaines diffèrent donc de celles d’hier dans la mesure où, dans un monde en réseau, en proie à de multiples ruptures, à la remise en cause de la notion de vérité, à l’emprise de l’immédiateté et de la vitesse, voire à la mainmise de l’irrationnel, la prévisibilité peut relever du mirage.
En effet, on constate bien souvent que la fonction de réaction est surestimée. La formation, la préparation et l’organisation des institutions ou des départements en charge d’anticiper les risques ou de gérer les crises s’avère parfois incomplète. Là où il faudrait s’entraîner à faire face à l’imprévisible, l’effort se concentre principalement sur le fait de le prévoir. Là où il faudrait inciter à s’exercer à être créatif dans l’urgence, le curseur reste placé sur la nécessité d’avoir par avance réponse à tout.
Cette inadaptation peut se traduire par la neutralisation de l’expertise, l’effacement du leadership, le blocage du questionnement, la paralysie de l’organisation, l’inefficacité de la communication de crise classique, en un mot un sentiment de relative impuissance.
Dès lors, deux constats :
– anticiper les risques et les futurs possibles – au sens large – s’avère plus difficile; l’apport de la prospective est ici précieux, dans la mesure où les prospectivistes viennent enrichir les scénarios et la réflexion des décideurs grâce à un travail collectif structuré;
– face aux chocs contemporains, des méthodologies peuvent parfois être dépassées, et des décideurs débordés. Les pratiques doivent répondre aux nouveaux défis qu’imposent le chaos, la barbarie et l’inconnu grâce à des approches complémentaires.
Un outil d’analyse stratégique : seriously ?
Le « serious game », dans une certaine mesure, peut contribuer à répondre à ces nouveaux défis. Car au-delà de l’exercice de simulation, il permet d’exercer son adaptabilité face à l’inconnu, et sa créativité, seuls à même d’alimenter une véritable réflexion stratégique sur des dynamiques de crise complexes, interconnectées et volatiles. On passe d’une logique de cartographie des risques à une pratique d’entraînement à penser « hors carte » et « en temps réel ».
En premier lieu, le jeu autorise donc un changement de perspective. Le joueur, en occupant une fonction qui n’est pas celle qui lui est dévolue habituellement, voit ses leviers créatifs stimulés. Libéré des réflexes habituels de l’expert, du sachant, ou du spécialiste de telle question, il s’autorise une pensée autre, qui va permettre d’émettre des hypothèses spéciales ou d’anticiper des surprises stratégiques. Collectivement, le « serious game » pourra donc permettre d’appréhender une situation de crise avec un regard décentré, voire totalement nouveau. Ceci peut non seulement contribuer à découvrir d’autres leviers d’action, mais permet aussi de s’exercer à sortir de biais cognitifs sclérosants.
En second lieu, le jeu sérieux, si sa conception est suffisamment aboutie, peut permettre de familiariser l’organisation avec la complexité. Il va mettre en œuvre des dynamiques individuelles et collectives « en temps réel » (le temps du jeu) permettant d’appréhender toute la complexité liée aux conséquences d’une décision. Plus que de les anticiper, l’intérêt réside dans cette immersion en temps réel, et l’exercice de ses capacités d’analyse et de gestion en situation d’urgence. Il permet de détecter des paramètres influents, d’appréhender la complexité des combinaisons possibles, et de tester plusieurs conditions (comportements, liens de causalité…).
En troisième lieu, il peut être une aide à la réflexion et à la prospective. Il peut permettre d’anticiper des scénarios, et de réfléchir à une typologie de réponses. On revient ici sur la fonction prédictive et anticipatrice. C’est l’usage qu’on lui attribue souvent. Mais d’une façon plus dynamique il peut aussi permettre d’intégrer l’aléa, et de s’entraîner à y faire face, ce qui est un point important au regard de la nature des chocs actuels.
Enfin, le « serious game » permet de développer de nouvelles compétences. Les participants doivent mettre en œuvre des compétences acquises, mais en développer aussi de nouvelles. La logique d’interaction peut en outre permettre d’approfondir les premières.
Appréhender autrement la gestion des mutations et des crises
Au regard des enjeux propres aux ruptures contemporaines, l’apport le plus déterminant du Serious Game pourrait bien être sa propension à exercer les acteurs concernés au changement de perspective et l’appréhension concrète de la complexité. Car ces deux apports sont les plus stimulants pour répondre au défi de la créativité face au chaos.
Comme l’indique le chercheur Patrick Lagadec (in Risques et crises en Terra Incognita), « l’intérêt de disposer de catalogues de ressources et de fiches réflexes reste entier. Mais face à « l’aberrant », à des circonstances dont les formes n’entreront jamais complètement dans des quadrillages exhaustivement préétablis, l’essentiel apparaît plus encore de développer l’apprentissage EN SOI de la réactivité collective ».
Quelques limites
Comme tout outil, les « serious games » ont leur limite :
- lorsqu’il s’agit de les utiliser afin de collecter et d’établir un répertoire de réactions et de scénarios, pour en déceler des informations utiles à la réflexion stratégique et à l’action, les organisations peuvent se trouver confrontées à un problème de traitement des données du jeu en temps réel;
- en situation de crise, que ce soit en terrain domestique ou international, le droit est un levier qui peut perturber le déroulement des opérations. En matière économique, il peut même revêtir un caractère offensif et s’avérer une arme puissante pour conquérir des marchés ou diminuer l’influence de ses concurrents. En matière humanitaire, le droit international humanitaire et les organisations qui en assurent le respect, constituent des « pondérations » qui vont pouvoir influencer le terrain politique, diplomatique ou militaire. Or trop peu de « serious games » semblent intégrer cette donnée juridique pour le moment. Le principe de réalité nécessiterait de les intégrer de façon plus systématique dans les mécaniques d’anticipation ou de gestion de crises. On pourrait aussi y inclure des données éthiques fondées sur l’évolution des consciences individuelles et publiques et leur impact dans les sociétés, qui viendraient « contrarier » certaines actions à priori pertinentes au regard des objectifs assignés aux joueurs;
- enfin, les panels de participants sont à renouveler, à panacher ! La créativité, l’inventivité et l’élasticité dans l’exercice de la pensée stratégique en anticipation de scénarios et en gestion de l’inconnu le nécessitent. Il s’agit de faire appel à des personnes pas forcément conformes aux « moules éducationnels ou sectoriels » habituels. Si le jeu fait partie des préparations qu’on peut considérer comme non-conventionnelles, encore faut-il que les cellules de joueurs constituées au sein des organisations intègrent, dans des modalités à définir, des professionnels d’univers différents. Elles doivent encourager l’interrogation, l’inventivité et la curiosité, que « l’entre-soi » ne permet pas toujours. Malgré les nombreux freins culturels – et parfois sécuritaires aussi -, cela semble incontournable pour optimiser l’utilisation du jeu, et faire face avec efficacité à l’inconnu.
Une réponse au risque de l’effet tunnel
La pratique du « serious game », dès lors qu’il a pour objectif primordial de favoriser l’inventivité en situation de chaos et d’incertitude, peut permettre d’exercer des esprits qui échapperont plus aisément à certains biais cognitifs, comme celui de « l’effet tunnel ». En effet, l’ensemble des bénéfices précités va aiguiser la vigilance face à des indices à priori secondaires : l’attention pourra alors se désinvestir, au moins partiellement, de la tâche initiale, afin d’intégrer les signaux de l’environnement. En définitive, cela permet d’entraîner des comportements flexibles, dynamiques, responsables, plus à même de résoudre collectivement les nouvelles situations de crise. Et donc d’optimiser l’action.
On peut se risquer à avancer que tout exercice qui va pouvoir contribuer à libérer la pensée, avec les évolutions que cela implique en terme de formation, d’ouverture et de gestion des organisations, est à même de répondre aux exigences des temps actuels et futurs.