Comme je m’y attendais, il vient de rentrer avec son enveloppe. Son prochain contrat. Des instructions écrites à la main : il n’y a pas meilleure garantie de confidentialité dans ce monde où, en quelques décennies, tout est devenu informatisé.
Tommy Maréchal ne le sait que trop bien : il est pirate informatique. Je l’observe depuis des mois.
Il va, comme à son habitude, lire le texte écrit sur la feuille contenue dans l’enveloppe. Dans quelques instants, il brûlera le tout dans le cendrier qui traîne sur la table, bien qu’il ne fume pas. Enfin… Plus ! D’après ce que je sais de son passé, Tommy a fumé, dans les années 20. Un réfractaire… Il a fini par s’arrêter, comme tout le monde…
En plus d’une intuition insolente — elle lui permet de concevoir des programmes qui lui ouvrent des portes réputées inviolables — Tommy est dotée d’une excellente mémoire, quasi photographique. C’est pourquoi il ne garde jamais longtemps les instructions qu’il reçoit en vue d’un nouveau contrat.
Malgré tous ses talents, je peux l’observer grâce à l’une de ses très rares erreurs, erreur qu’il a mis quelques secondes de trop à corriger : cela m’a laissé le temps de passer par l’infime trappe, d’y implanter mon propre cheval de Troie et d’effacer mon passage. Qui a dit que l’informatique était une science exacte ? Ce n’est Tommy Maréchal qui me dira le contraire, lui qui ne fait que cela : exploiter les erreurs des autres au profit de ses commanditaires anonymes.
Je ne vous l’ai pas dit ? Tommy Maréchal est « effaceur ». Entendez par là que, après grasse rémunération, Tommy “détruit” un individu en l’effaçant de toutes les bases informatiques. La cible, en quelques semaines, se retrouve privé de son travaille, de son identité civile, de son identité bancaire… La plupart du temps, la victime de Tommy va grossir les rangs de ces malheureux — parias du système informatisé — qui vivent aux périphéries des grandes métropoles.
Les gens, dans leur grande majorité, sont tellement devenus dépendants du système « tout informatique », qu’ils n’arrivent même plus à réagir face à ce genre d’attaques. Les autorités, de leur côté, préfèrent fermer les yeux pour ne pas avouer les failles d’un système qu’ils ont voulu et entretenu, coûte que coûte… Aux effaceurs d’avoir la prudence de ne s’attaquer qu’à du « menu fretin » afin de ne pas éveiller les soupçons…
Malgré mes recherches, je n’aie jamais réussi à remonter aux commanditaires de Tommy. La faute à ces foutus papiers… Ça devrait être interdit le papier, les stylos, les livres !… Je blague… Mais, les conjectures que j’ai pu tirer des profils des victimes ainsi que des événements qui suivirent « l’effaçage » de telle ou telle cible de Tommy me font penser que les commanditaires sont la plupart du temps dans l’entourage social ou économique de la victime : jalousie, cupidité, vengeance… On a rien inventé de bien neuf, en ce beau milieu du XXIe siècle… Cherchez à qui profite le crime, vieil adage policier…
Sans qu’il s’en rende compte, depuis des mois, je tisse ma toile autour de Tommy Maréchal. Il m’a fallu agir prudemment : Tommy utilise nombres de programmes intelligents, des ARI, vous connaissez ? Ces Agents de Réseau Intelligents qui vous accompagnent et vous assistent quotidiennement, lors de vos butinages sur les réseaux, il y en a de plus ou moins intelligents… indépendants. Tommy en a une vrai armée, sur entraînée… Chacun à sa tâche : certains restent spécialisés dans la recherche d’informations, d’autres, modifiés par les soins du bon docteur Maréchal, sont en quête permanente de « trappes » dans les systèmes informatiques de la planète entière, d’autres effacent les traces que cette petite armée de l’ombre ou que leur général pourraient laisser derrière eux, et il en a bien d’autres encore dédiés à des tâches toujours plus précises… J’ai beaucoup appris au contact de tout ce petit monde. J’ai aussi monté mon armée… Disons plutôt, mon commando !
Et ce soir je suis prêt ! Ce soir, j’efface Tommy Maréchal ! Connaissant l’oiseau, j’ai choisi une autre stratégie que celles qu’il met en œuvre selon les profils de ses cibles… J’ai réussi à antidater mes actions. Il ne le sait pas encore… Mais quand il se mettra à son ordinateur, tout se déclenchera, comme des dominos, mais qui remontent le temps…
Il essayera de réagir… mais le temps de cette réaction, il ne pourra plus tien faire… La première chose qu’il perdra, c’est son accès au réseau. Alors il sortira pour tenter de se connecter de l’extérieur. Quand il reviendra, il y aura déjà des nouveaux locataires dans son appartement… Ses affaires auront été détruites : c’est la procédure avec les mauvais payeurs…
Tommy Maréchal a fait trop de mal. Il fallait l’arrêter. C’est fait, ce soir… Au fait, je ne me suis pas présenté : je suis Jerry, GR-I5.0.305.126, l’ARI de Bjorn Allan Mesari, une des victimes de Tommy. Une autre erreur de l’effaceur effacé : Bjorn n’était pas que du menu fretin : je suis un ARI plutôt développé et très indépendant… Mais, ne parlez pas de moi… J’ai encore du travail à accomplir, sur les réseaux, avant que le monde réel ne se jette à ma poursuite…
© Olivier Parent