Il était une fois demain “ Des vies sans refuge ” | Catherine Véglio | Serendip’ Éditions

Le deuxième roman de Catherine Véglio (“Des vies sans refuge”, Sérendip’Éditions, 2024) nous fait partager le destin d’un groupe de migrants pris au piège des machinations d’une multinationale dans un monde bouleversé par les crises climatique et alimentaire. Un roman d’anticipation dystopique dans lequel ordre réel et fiction entrent en correspondance pour explorer nos peurs et nos espoirs contemporains. Conversation avec Christian Gatard, prospectiviste et sociologue du futur. 

Christian Gatard : Deux récits parallèles se développent dans ce roman d’anticipation à fortes colorations dystopiques : l’angoissant surplomb des figures d’un pouvoir absolu qui prétend sauver l’humanité de la famine; la tragique survie de migrants exploités, soudés autour d’une Afrique nostalgique.

Catherine Véglio : Ces colorations dystopiques puisent leur part d’ombre dans des récits qui m’habitent et qui se sont invités dans ces pages un peu comme des passagers clandestins. Ces fantômes tenaces de ma mémoire racontent l’histoire compliquée, difficile, parfois violente, d’immigrés italiens venus s’installer dans le Sud de la France. J’y ai puisé une inspiration pour évoquer l’exil et ceux qui partent vers un ailleurs inconnu. Si ce roman est né de questionnements inquiets sur la condition migrante, qui fait partie de mon histoire familiale, il est lié aussi à mon environnement professionnel. 

A l’Institut des hautes études par les sciences et la technologie (IHEST), j’ai la chance de côtoyer des personnes, des scientifiques qui scrutent notre monde bouleversé par l’accélération du réchauffement climatique et nous alertent, nous intiment de changer de cap et de modèle de développement. Cette fréquentation constitue de formidables ressources pour nourrir l’imaginaire et explorer un futur qui permet aussi d’interroger notre présent. Patrick Caron, chercheur au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), qui a signé la préface du roman, évoque “une allégorie, celle du monde actuel qui se projette dans un avenir, à la manière du Soleil Vert”, le film américain d’anticipation de Richard Fleisher… 

J’avais été marquée, lors d’un événement où nous étions avec le Comptoir Prospectiviste, par l’intervention de Pierre Giorgini, l’ancien président – recteur de l’Université catholique de Lille. Il parlait de notre présent comme étant “un monde en transition fulgurante” et soulignait que nous étions en peine de nous représenter ce qui était en train d’advenir mais que nous avions conscience d’un basculement. Je l’ai vérifié en participant à des salons littéraires : les gens ne sursautent pas à la lecture de la quatrième de couverture! Cette fiction est un cri d’alerte, un questionnement sur le futur que nous nous préparons, sur nos vulnérabilités. Et les ressources de l’imaginaire permettent d’explorer, en toute liberté, les champs des possibles, souhaitables ou non. 

Le monde que je décris est dominé par une grande puissance autocratique que je nomme “l’Empire” et qui étend sa domination sur la scène internationale par le biais de ses entreprises, bras armés de sa politique. Dans ce roman qui s’empare d’enjeux très actuels, les migrations et l’alimentation, c’est une multinationale de l’agro-alimentaire, Food4Save Group, qui joue ce rôle politique, en contrôlant et en gérant l’accueil et l’insertion de populations migrantes dans les pays où ses filiales sont implantées. Dans ce monde transformé  par le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité et la dégradation des sols, en proie à des conflits récurrents, des populations sont forcées de fuir des régions devenues hostiles à la vie humaine. Food4Save Group est porteur d’une promesse, “nourrir le monde sainement et simplement”. Pour soutenir sa stratégie, il met en avant un discours environnemental et humanitaire. “Make the planet green again”! Il prétend inventer un aliment-miracle pour nourrir des migrants dans des situations d’urgence. 

Cet aliment symbolise une idée présente dans nos sociétés, selon laquelle la technologie et l’innovation permettraient de trouver un remède à tous les maux. Dans les réflexions sur le futur de l’agriculture, nombreux sont ceux, en particulier dans l’agro-industrie, qui, pour affronter les crises futures, misent avant tout sur des solutions technologiques plutôt que sur une transformation profonde des pratiques agricoles. L’aliment-miracle et fonctionnel de Food4Save Group, avec toutes les vitamines, les minéraux et les protéines nécessaires, vertueux sur le plan environnemental, est le porte étendard d’une industrie qui s’est accaparée le discours écologique.

Sous couvert de son engagement pour le bien commun, l’entreprise va mettre en place un système de notation et d’exploitation des migrants qui sont, en effet, les survivants de multiples épreuves rencontrées sur leur long parcours migratoire. Sur ce point, la fiction rejoint une réalité que nous connaissons déjà depuis de longues années. Des millions d’êtres humains ne peuvent plus habiter là où ils vivent. Ils partent et trop nombreux sont ceux qui en meurent. Notre monde de frontières, conflictuel et violent, est éminemment dangereux pour eux. Les drames de migrants morts aux frontières de l’Europe continuent et ne suscitent pas de débat public. La Méditerranée, notre mare nostrum, est désormais le plus grand cimetière de migrants au monde. 

Dans ce roman, les survivants sont soudés par une volonté de vivre mieux demain dans la grande métropole de leur pays d’accueil. Ils ont appris à survivre et à s’adapter et c’est là leur richesse. L’héroïne, prénommée Coumba, personnifie cette force de vivre et cette volonté de reconnaissance. Elle et ses compagnons d’infortune veulent jouer un rôle dans un monde qui tarde à les accueillir. Ont-ils la nostalgie de leur pays natal? Certainement puisent-ils la force de supporter leur condition dans la mémoire de souvenirs d’instants heureux de leur vie passée, voire d’objets comme ce ballon de foot faits de vieux bouts de tissus et de plastique.

C.G. : Entre ces deux récits un premier arc narratif s’enroule en effet dans la magie des contes du pays d’où on vient. Il s’hybride autour de personnages émouvants, brûlés. Ce sont les victimes sacrificielles de pseudo scientifiques racistes, arrogants, décidés à les sacrifier. 

C.V.  : Je ne dirais pas qu’ils sont brûlés même si une part de leur être est morte lors d’événements tragiques dans leur pays d’origine ou sur les routes de l’exil. La plupart d’entre eux sont très courageux et déterminés à parvenir à leur fin et se faire une place dans leur nouveau pays, pour certains avec des compromissions, des arrangements. Ils partagent tous le même sentiment qu’ils n’ont rien à perdre, mais certains veulent aller plus vite que d’autres… 

Dans mon récit, j’accorde en effet une place importante aux contes, à un moment où le groupe de migrants africains, qui se prêtent à une expérimentation proposée par Food4Save Group, commence à s’interroger sur la finalité de celle-ci et sur leur vie captive sur l’île n°107 où est conduit “un nouveau projet innovant”. Coumba cherche à les remobiliser pour vivre plus sereinement les mois qu’il reste à passer dans ce lieu confiné. Par la seule puissance de la mémoire et des mots, elle espère les faire tenir encore. La place du conte, de la littérature orale est importante dans la culture africaine. L’anthropologue Roland Colin dit que le conte est un moment de l’aventure humaine, que la parole préserve notre humanité. 

Les contes que les membres du groupe vont partager le soir, après leur journée de travail, leur permettent de transmettre du sens, de renforcer leurs liens, de les fédérer, petits et grands, car il y a des enfants parmi eux. Ces contes animent leur vie et sous leur apparente légèreté ils sont riches d’un pouvoir d’agir et de révolte, un peu comme les pagnes du marché d’Adjamé, baptisés au gré des rumeurs, des événements, des coups d’États, des séries à succès… Cette part de liberté enserrée dans les contes est un bastion imprenable, même dans une prison à ciel ouvert. 

Certes, ces migrants sont victimes d’une machination instruite à leurs dépens mais ils ne se revendiquent pas comme tels et ne se résignent pas à leur sort. Aucun système, le plus autoritaire soit-il, ne peut éradiquer les germes de résistance qui se logent dans les esprits. Leur plus redoutable ennemi est en effet un scientifique raciste, arrogant et sans conscience morale. Il figure l’archétype d’un personnage avide de puissance dans un monde où la compétition est féroce pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir et les financements des entreprises. Mais il est aussi l’héritier d’un passif familial dont il veut en quelque sorte se venger. Il n’est pas dupe d’un système qui broie ses propres représentants au moindre faux pas. Il veut s’en servir pour atteindre ses objectifs, il prend le risque d’aller jusqu’au bout de son projet fou. 

C.G. : Ce type de personnages constituent le second arc narratif :  le pouvoir est aux mains de figures archétypales à la limite de la caricature – le Grand Bouddha est l’incarnation d’un pouvoir individuel névrotique, lubrique sans partage.

“ Lorsque le grand patron du groupe Food 4Save, surnommé le Grand Bouddha par ses troupes, visite les filiales, le ciel est sans nuages. La consigne est inscrite dans le code de bonne conduite de l’entreprise. Il ne doit pas pleuvoir sur la ville pendant son séjour. A quelques heures de son arrivée, un étrange ballet d’avions électriques se forme. La chasse aux nuages s’ouvre dans des salves de pulvérisations “

C.V. : La fiction est un formidable espace de liberté pour prendre de la distance avec la réalité, la redécrire et forcer le trait à la limite de la caricature. Le président de Food4Save Group, surnommé le Grand Bouddha, incarne le pouvoir absolu du dirigeant en proie à l’ivresse de la démesure, avec la solitude paranoïaque qui va avec. Il représente un type de personnage bien réel, l’oligarque, en alliant richesse, corruption et pouvoir politique. Il sévit dans le monde entier et n’est pas l’apanage de la seule Russie post-soviétique ! Le Grand Bouddha en est la figure parodique. Sa fortune est immense, son groupe plus puissant que bien des pays où il installe ses filiales auxquelles sont confiées des fonctions étatiques, en l’occurrence la gestion et l’insertion des migrants. Il y a là effacement de la sphère publique et prise de contrôle social par une corporation qui supplante des Etats. Cette multinationale est d’autant plus influente qu’elle est soutenue par un Empire dans lequel pouvoir économique et pouvoir politique sont imbriqués. 

C.G. : L’Empire évoque une puissance sans visage plus terrifiante encore…

“ Les leaders suprêmes de l’Empire voient loin et ne peuvent pas se tromper. Il suffit de lire le plan à vingt-cinq ans traduit dans toutes les langues. Les meilleurs scientifiques, les statisticiens les plus rigoureux ont examiné les tendances et les phénomènes météorologiques extrêmes, les rendements agricoles et les ressources en eau, exploré les épisodes du passé et émis des hypothèses futures, analysé la géo- démographie mondiale. Il ne fait aucun doute que la déstabilisation des systèmes alimentaires, aggravée par le changement climatique, continuera à alimenter les flux migratoires. Arrivé au cœur de sa démonstration, le grand Bouddha prend un ton rassurant. Depuis des temps immémoriaux, il en est ainsi du mouvement des hommes sur terre, des routes migratoires s’ouvrent, se ferment pour se recréer ailleurs. La question n’est plus de les contenir, de les détourner mais de savoir les gérer et d’assurer la sécurité alimentaire de millions d’indigents. L’Empire a réussi à le faire pour ses propres migrants, son expertise est désormais au service du monde entier, avec l’aide de ses entreprises “ 

C.V. : Le leader suprême de l’Empire n’est en effet pas incarné : à l’image d’une pieuvre tentaculaire, il démultiplie son pouvoir à travers ceux qui servent sa vision, tel le Grand Bouddha. Je m’attache avant tout à décrire le système mis en place par l’Empire, un système autoritaire, dirigiste et techno-solutionniste, dans lequel chaque individu est un rouage. C’est un univers déshumanisé, une société de contrôle. Cet Empire est ainsi capable de gérer ses propres migrants, autrement dit de les déplacer de manière forcée, d’organiser « le drainage démographique » de zones en difficulté. Ses entreprises « collaboratrices » proposent cette expertise aux autres Etats de la planète.

Cette plongée dans un monde à dessein inhospitalier devrait inviter, c’est mon souhait, à s’interroger sur nos manières d’habiter le monde et de vivre ensemble en Humains. Quelle sera la condition migrante dans nos sociétés, ici en Europe où se passe en grande partie l’action de ce roman, alors même que celles-ci sont d’ores et déjà « perturbées, voire égarées par la problématique migratoire » comme le note l’anthropologue Michel Agier ? Entre hospitalité et relégation, comment accueillera-t-on ceux qui fuiront des régions devenues impropres à la vie humaine, car dépourvues de sols cultivables, d’eau et d’énergie ? Du monde futur, qui sera l’hôte, pour paraphraser le philosophe Étienne Tassin ? Deviendra-t-il si hostile qu’il nous sera difficile d’y vivre, comme le suggère l’héroïne du Mur invisible, le roman de l’auteure autrichienne Marlen Haushofer ? 

L’extrait que vous citez montre que ces interrogations ne sont pas sans lien avec la question de la sécurité alimentaire. Avec l’accélération du réchauffement climatique, garantir à tous les Terriens un accès à une nourriture suffisante et de bonne qualité demeure un grand défi. La crise climatique qui  bouleverse l’agriculture est déjà une réalité. Cette année, en 2024, deux phénomènes antagonistes, la sécheresse et les pluies excessives, ont fortement affecté les productions agricoles et des ruptures d’approvisionnement s’observent sur tous les continents selon la FA0, l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. Et le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prévoit que le réchauffement pourrait à lui seul faire grimper les prix des céréales de 29 % d’ici à 2050 et aggraver le risque de famine. 

C.G. : Le récit est truffé d’antiphrases inquiétantes dont on devine le côté obscur. L’antiphrase est une figure récurrente dans la littérature de science fiction : l’évident Brave New World, les Pompiers pyromanes de Fahrenheit 451, « la guerre c’est la paix » de Orwell, etc… Dans votre roman, quand la famine menace l’ensemble de l’humanité, les migrants sont attirés puis parqués dans des zones dont on devine l’aspect menaçant. L’une d’elle, le Village des jours meilleurs, est un lieu expérimental de vie et de socialisation. On en devine l’ironie glacée. Plus inquiétantes encore les interrogations des protagonistes qui s’interrogent  sur le sort qu’on leur réserve quand on leur suggère que leur présence a un but prometteur.

“ Tu crois vraiment qu’il s’agit juste de mettre au point un aliment miracle pour

sauver les vies de millions de pauvres gens comme nous ?”

“ On réside dans le village modèle pour participer à une expérience innovante. Le séjour est plus ou moins long et le carnet à points déterminant pour franchir une nouvelle étape d’insertion. Un jour on sortira “ 

C.V. : Dans ce monde futur, les sociétés ont adopté des politiques liberticides. Les habitants des métropoles vivent dans des espaces sécurisés et végétalisés dans lesquels la nature a été réinventée mais le contrôle social est total. Les Babels de demain pourraient-elle ressembler à celle que je décris dans ce roman, où le droit d’entrée et d’y résider est soumis à une autorité discrétionnaire ? Cette ville  est la promesse ultime et symbolise l’arrivée, le « havre de paix »  – je ne dirais pas la fin du voyage – aux yeux des migrants qui doivent surmonter de multiples étapes avant d’obtenir l’autorisation de franchir les barrières invisibles du « Village des jours meilleurs ». 

Ce lieu-modèle, dédié à la préparation de l’insertion du migrant par le travail et l’apprentissage de la langue du pays d’accueil, est un espace d’enfermement et pour en  sortir, il faut faire ses preuves. Ici, l’asile enferme, trie, et devient une entreprise de fabrication du « migrant-modèle », une réserve de main d’œuvre. Relégation et assimilation sont les deux faces de la même médaille, celle d’une société dont les seules réponses sont sécuritaires et utilitaristes puisque le « migrant-modèle » est assuré d’avoir un emploi en ville, d’être « à sa place », mobilisé pour des missions de service aux urbains. 

Ce scénario dystopique fait écho aux inquiétudes du temps présent, obscurci par la montée des populismes d’extrême droite en Europe qui exploitent à outrance un discours anti-immigration décomplexé. Leur « narration empoisonnée » des faits migratoires, qui est en train de contaminer nos politiques, pourrait barrer le futur de millions d’êtres humains si nous ne nous ressaisissons pas, dans nos démocraties, pour reconsidérer la question migratoire et ne plus en faire le miroir de nos peurs. Vous parlez à juste titre d’« ironie glacée » à l’évocation du « Village des jours meilleurs », qui est un camp travesti sous les couleurs pimpantes de ses modules d’habitation recyclables. Jusqu’où irons-nous, au mépris des valeurs universelles et des droits humains, dans le contrôle de l’immigration par « l’encampement », qui ne cesse de se développer dans le monde ? 

C.G. : L’organisation de ce “village-modèle” dévoile aussi le projet technologique de nourrir l’humanité grâce à l’élevage d’insectes…

C.V. : La consommation d’insectes, valorisés sous forme de farines et de concentrés protéiques dans des produits alimentaires, n’est pas une chimère. Il y a dix ans, la FAO sortait une étude sur les insectes comestibles et les perspectives pour la sécurité alimentaire, soulignant leur richesse en protéines et leur atout sur le plan environnemental. Plus de deux milliards de personnes en Asie, en Afrique et en Amérique latine en consomment déjà. A l’avenir, on pourrait imaginer la création d’énormes entomo-raffineries dédiées à la production industrielle à grande échelle de nouveaux aliments à base d’insectes. Elles seraient un des marqueurs de l’avènement d’une ère post-carnivore. “Criquet, coléoptère, sauterelle, voici ce que vous mangerez, c’est même écrit dans la Bible!” ironise un personnage du roman. 

Dans la première fiction que j’ai écrite, “ La fête carnivore ” (Lemieux Editeur, 2017), j’aborde ce sujet d’une rupture alimentaire radicale. L’ action se situe dans un monde où manger de la viande est devenu une extravagance coûteuse réservée à une minorité dénuée de sens moral. La fin de l’élevage, soit plus de dix mille ans d’histoire commune entre les animaux dits de rente et les humains, se profile et le petit peuple du monde animal – les insectes – cherche à séduire les palais occidentaux… 

Avec ce deuxième roman, je continue  à tirer le fil de l’alimentation, car cette question reste un défi énorme qui ouvre la voie à bien des paris d’innovation scientifique et technologique. Food4Save Group et d’autres entreprises de l’Empire ont pris le contrôle de l’alimentation, arme stratégique sur la scène mondiale, et créé une filière industrielle puissante dans le secteur de la transformation d’insectes. Au “ Village des jours meilleurs “ les migrants sont contraints de faire fonctionner de mini-fermes d’élevage d’insectes. Elles sont  installées par Food4Save Group, dont l’emprise se veut totale sur la conduite de la vie de ces individus.

C.G. : L’hubris et le pouvoir répondent en écho par le truchement du professeur Fu Ding dont on comprend qu’il incarne la dérive obsessionnelle et sadique du mythe du savant fou et paranoïaque.

“ Au bout d’une année, si ses projections sont justes, la substance révolutionnaire ajoutée à la poudre de micro-algue fabriquée dans l’unité pilote devrait produire ses premiers résultats. Le professeur travaille depuis des années à la mise au point de cette molécule (…). Dans le secret de ses laboratoires de recherche s’élaborent des produits dont l’emploi décidera de la destinée de l’Empire “

Si j’ai bien compris le film, le produit en question n’est pas un simple pâté de micro-algues ?

C.V. : Quelques précisions sur les micro-algues, des organismes microscopiques vivant en suspension dans les océans et les eaux douces. En Europe, on connaît par exemple la spiruline ou la chlorelle vendues dans les magasins de produits biologiques. Elles sont très riches en protéines, minéraux et vitamines. L’avantage des micro-algues est de croître rapidement et donc de présenter des rendements potentiels à l’hectare très supérieurs (près de dix fois) à ceux des végétaux terrestres cultivés, et ce sans consommer de terres agricoles. Pour l’heure, leur production coûte cher et elle est surtout destinée au secteur cosmétique et pour élaborer des compléments alimentaires. Mais il n’est pas délirant d’imaginer à l’avenir une industrialisation à grande échelle de leur production, des grandes entreprises y ont pensé… et dans le roman, Food4Save Group l’a fait!

L’entreprise ambitionne, comme l’affirme le Grand Bouddha, de produire mille fois plus de biomasse que l’agriculture la plus performante du début du siècle ! Elle s’est imposée comme le leader mondial de l’algoculture et a multiplié ses implantations industrielles de production de micro-algues dans plusieurs pays, y compris en Europe. Parmi ses innovations en cours, l’une consiste à mettre au point cet aliment-miracle pour alimenter des populations dans des situations d’urgence. Cependant, dans son délire paranoïaque, le professeur Fu Ding est persuadé que des actions à fort impact sont nécessaires pour conserver une Terre habitable. Il va convaincre l’industriel, qui finance ses recherches, de mener une expérimentation hors de tout cadre éthique et d’isoler des groupes de migrants “volontaires” à cet effet. L’aliment expérimental n’est donc pas en effet un simple pâté de micro-algues!  Mais je n’en dirais pas plus, car c’est là le cœur de l’intrigue que je ne saurais dévoiler… 

C.G. : Le secret diabolique reste une interrogation. D’où viennent les déboires de l’île n°107 ? Quels passages ai-je loupé ? 

C.V. : L’île n°107 est le dernier arrêt avant la “vie rêvée” pour le groupe de migrants cobayes, l’ultime lieu de rétention qui ne dit pas son nom, un espace d’innovation pour tester le produit-miracle. En échange de leur participation à cette expérience pendant quelques mois, ils seront exemptés du système de notation, qui détermine leur parcours d’insertion et libres, un fois le test terminé, de rejoindre la ville pour y travailler. Les initiateurs de l’expérience ont tout prévu pour occuper les résidents de l’île : travail, activités sportives, ludiques et éducatives, des cours pour les enfants… Le système paraît très efficace, sans failles. Sauf que les braises de la résistance ne sont pas totalement éteintes dans cet univers sombre et vont entraîner “les déboires” des concepteurs de l’île. Ces braises s’alimentent des blessures intimes et du rapport à l’Histoire des individus. 

Le cas du directeur de la filiale de Food4Save Group est symbolique : submergé par la culpabilité, liée à un traumatisme de l’enfance et au rôle social et politique de ses parents, ce parfait petit-soldat du Grand Bouddha va sortir du rang. Et parmi les migrants enrôlés sur l’île, il y a ceux qui, à l’instar de Coumba, ne baissent jamais la garde, questionnent le sens caché de l’expérience à laquelle ils sont censés se prêter sans discuter. Il y a toujours des femmes et des hommes capables de conserver leur libre-arbitre et d’introduire le grain de sable dans l’engrenage. Le directeur de la filiale, Coumba et d’autres se révèlent à travers leur courage d’agir, de ne pas renoncer. 

La dystopie, comme pourraient le redouter certains, ne nous résigne pas au pire! Peut-être nous invite-t-elle, en creux, à nous interroger sur nos rapports au pouvoir, sur notre capacité à rester “éveillés”, attentifs face aux signes avant-coureurs qui dévitalisent nos démocraties européennes au risque un jour de les effacer. Cette histoire est comme une mise en abyme dans laquelle le monde réel et le monde fictif entrent en correspondance, pour explorer nos peurs et nos espoirs contemporains face aux évolutions politiques, culturelles et scientifiques. Il n’est pas étonnant de constater aujourd’hui un foisonnement de ce qu’on appelle les littératures de l’imaginaire – science-fiction, dystopies, utopies, uchronies, … – qui s’emparent des crises multiples et éclairent nos rapports aux formes et aux pratiques du pouvoir, aux sciences et aux technologies, à la nature, au vivant,… Peut être le conte a-t-il un rôle à jouer, fut-il modeste, “pour stimuler la réinvention du collectif et du projet de société” selon les termes de Patrick Caron, qui souligne, dans la préface, la pertinence du dialogue entre littérature, art et science pour “construire une philosophie du futur et renouer avec la sagesse”

26 oct. 2024