Quand la Science-Fiction se fait source d’inspiration radicale (https://saint-epondyle.net/blog/)
Lire L’étoffe dont sont tissés les vents , sous titré Autour de la Horde du Contrevent d’Alain Damasio d’Antoine St. Epondyle vaut visite de cathédrale. Le guide est généreusement sachant. Il entraine dans les hypostyles et les sous-sols, les galeries et les triforiums, fait pencher la tête quand les voutes sont basses et voir loin dans les plus petites ouvertures. Il fait beaucoup plus que commenter le livre qu’il nous offre à sa dév/ad/oration, Il l’emparouille et l’endosque contre terre ; il le rague et le roupète jusqu’à son drâle … Enfin il l’écorcobalisse. Ah mon Michaux favori ! Tu nous manques mais tu as su semer tes petites graines néologiques et performatives. C’est que le St. Epondyle c’est beaucoup plus qu’un commentaire ou une savante analyse, c’est une reconstruction, une recréation ou si vous me laissez inventer un mot : une « recréaction » qui serait un mot valise contenant tout ce qu’en dit sa lecture à voix haute.
Comment ça marche?
Il faut sans doute avoir lu le livre princeps, La Horde du Contre-vent , et en avoir goûté les joies étranges, les parcours bifurquants, les intensités. Il faut ensuite accepter la règle du jeu de la culture savante (les notes de bas de page) quand St. Epondyle vous balade à la rencontre de quelques-uns de ces géants sur les épaules desquels vous vous étiez assis autrefois. Je les salue à leur passage avec un plaisir sincère, peut-être un peu nostalgique. Damasio a ses maitres et a fait migrer leurs options philosophiques, sociétales et autres au cœur de son récit. C’est de bonne guerre. St.Epondyle les convoque aux moments opportuns, nous expliquant la stratégie de chacun. Welcome Deleuze, Spinoza, Nietzche, Eluard et consorts qui se relisent et se recomprennent dans un savant jeu de miroirs : ça bondit du livre de Damasio vers celui de St. Epondyle , ça ricoche sur les souvenirs émus de vos déambulations sur les épaules de ces hommes illustres. Les explications, les citations, les éclaircissements se réverbèrent, s’éblouissent, passent d’un régime à l’autre comme on dit d’un moteur ou d’un système politique, c’est-à-dire qu’ils accélèrent la pensée du monde et son devenir. Ainsi en est-il sans doute de la pensée conquérante.
Car Damasio est un guerrier. Sa présence médiatique en est la preuve. Et il est lui-même une expérience multiforme : pas si facile d’en prendre la mesure. J’avais lu La Horde il y a quelques années, rencontré Damasio à la librairie parisienne Charybde quand elle était encore rue de Charenton – rencontré c’est un peu prétentieux, il m’avait dédicacé le bouquin sans me regarder – il avait l’air épuisé, comment lui en vouloir ? Nous nous sommes croisés à nouveau aux Intergalactiques à Lyon où il était cette fois tout joyeux et souriant en compagnie de son père et me qualifiait de sociologue de service – je ne sais plus trop pourquoi mais c’était dit avec bonne humeur, malgré la méfiance que cette partie de mon activité professionnelle éveillait en lui. Puis j’ai lu Les furtifs qui était en train de devenir l’évènement littéraire de la rentrée. Peut-être avec moins d’enthousiasme que La Horde. Peut-être parce que les prises de position politique de l’auteur étaient – ça et là – un peu trop évidentes et gâchaient – parfois – le plaisir. Mais St. Epondyle relève dans son analyse de La Horde des prises de positions plus subtiles, plus puissantes que les évocations plus ou moins annonciatrices des Gilets Jaunes dans Les furtifs – dont les Lupercales romaines sont peut-être les ancêtres. Mais c’est une autre histoire.
N’empêche que Les furtifs est un bouquin épatant et inspirant et mes critiques un peu mesquines.
Mais il ne s’agit ici ni des Furtifs ni même de la Horde du contre-vent.
Il s’agit de l’expérience qu’en fait St Epondyle et que je saisis au bond, tout étonné d’une pareille trouvaille. Il s’agit de l’effet St.Epondyle sur… euh … moi.
A la métaphore de la cathédrale j’ajouterais bien une couche musicale. St. Epondyle se fait le chef d’un orchestre tapi dans l’ombre, dans les coursives du monument qu’il nous fait visiter, dans le secret de l’édifice. Il place les sources sonores dans les endroits les plus inattendus et l’effet est puissant. Il y a un vibrato de Fulcanelli et de ses lectures ésotériques des cathédrales, des adagios savants évoquant les analyses sémiotiques des années 60 : dénicher, repérer, traquer les symboles, les inventer si besoin car ce qui comptait c’est l’expérience de lecture et qu’à un moment donné l’auteur s’effaçait au profit de la pure jouissance du texte. Barthes, Genette…Je ne suis pas sûr que je comprenais tout de leur jargon mais cela avait un parfum irrésistible de conquête de l’esprit, traquant chez les auteurs étudiés leurs relations au monde, leurs façons d’apprivoiser immanence et transcendance. Plus tard la lecture de la Mort de Virgile de Broch, provoqua en moi une émotion pure et incontrôlable, à cause ou malgré ses phrases de 18 pages. Il y a quelque chose de la Sarabande de Haendel quand Virgile regarde la grosse malle qui enferme l’Eneïde. Il m’est arrivé avec le St.Epondyle une expérience de lecture de cet acabit, les phrases de 18 pages en moins.
St Epondyle fait vibrer les cordes d’une modernité surgissante, prête à mordre, masquée, planquée derrière le roman cybergothique de Damasio. Une sculpture littéraire enceinte d’un passé abyssal. Hybridation. Tu te penches en avant, tu regardes en arrière. Tu as l’hybridation des temps. Que St. Epondyle fait surgir. Et c’est ce surgissement qui est une œuvre en soi.
Le vent damasien, (les vents qui sifflent dans le paysage, dans les oreilles, dans les yeux… ces vents) pousse dans la plaine et fait rouler sur le sol des trucs et des machins dont je ne sais pas si ce sont des débris ontologiques éparpillés après un effondrement général du cosmos ou des poussières d’étoiles en train de se reconstituer pour refabriquer l’humanité.
Ces trucs et ces machins sont les 23 personnages géniaux, époustouflants, somptueux de la Horde qui avance vers l’Extrême-Amont qui est l’Extrême-Aval… et là je spoile peut-être mais avec 150,000 exemplaires vendus c’est pas trop grave et surtout ça – ce retour à la case départ – c’est dans le Damasio.
St. Epondyle sur les épaules de Damasio traque autre chose, m’emmène ailleurs, me fait voir des choses derrière des choses, des mythes derrière les hordiers, et pas des mythes connus, repérés qui seraient en quelque sorte recyclés et sans doute un peu banals. Je soupçonne, je suppute, je sais que ce sont des formes, des gènes, des râles de mythes probablement plus anciens, plus essentiels que ne le savent Damasio, St Epondyle, ou moi-même. Ces choses en formation ou en désintégration proviennent d’une trajectoire temporelle : Big Bang hypothétique des grands commencements ? Big Crunch promis des grands effondrements ? De cette trajectoire je ne sais plus si elle est en boucle (récits des éternels retours), en flèche (récits du progrès de Joachim de Flore à Auguste Comte) ou peut-être en spirale (récits de Laurent Courau et de quelques autres dont je fais partie parfois).
La beauté de la chose est que les paris sont ouverts.
On a vu que Damasio parie plutôt sur l’hypothèse du cycle avec le serpent qui se mord la queue quand l’Amont et l’Aval se rejoignent. Petite incidente : Amon était à l’origine le dieu des vents chez les Égyptiens. Pas sûr que ça apporte grand-chose.
Ces perspectives vertigineuses, doucement enivrantes, n’épuisent pas la lecture. L’instant suivant, la page d’après, on repart avec la horde , celle du terrain aride , on se coltine les hordiers , on prend le vent.
Pas de tout repos, tout ça.
C’est d’autant plus fascinant que mon chauffeur de taxi tout à l’heure contemplait l’océan devant Lomé et annonçait l’harmattan pour bientôt comme s’il avait deviné le langage à tenir. C’est d’autant plus étonnant que je me demande quelle mouche équatoriale m’a piqué pour que je ressente une telle fascination pour la trajectoire de lecture que propose St. Epondyle et que j’écris ce texte à l’Hotel Onomo du nom du dieu serpent qui pourrait être le Quetzalcóatl local et, se mordant la queue , une réponse à la question de la trajectoire décrite plus haut : le cycle et l’éternel retour.
Parce que voyez vous vous n’avez encore rien vu.
Je lis et relis le St . Epondyle… quel nom incroyable ! est-ce son vrai nom ? un nom d’emprunt ? un faux nez ? Question triviale, il y en a bien d’autres en suspension… a-t-il déchiffré les hiéroglyphes hordiens à la façon d’un Champollion qui aurait trouvé son Damasio , décrypté une mythologie . En a-t-il créé une … ?
Gilbert Durand décryptait les structures anthropologiques de l’imaginaire au début des années 60 du siècle dernier et je les découvrais à la fin de cette lointaine décennie, avec une émotion qui ressemble à celle que j’éprouve en lisant St. Epondyle. J’ai quelques autres occurrences de ce genre de scène, de « faits de lecture ». Elles ne sont pas si nombreuses mais ce sont des étapes qui comptent, des sites de ma propre archéologie que je revisite parfois, toujours avec la même émotion. Il me faut y revenir : le Broch convoquant Virgile, le bouquin de Norman Cohn sur les fanatiques de l’Apocalypse, celui sur les Religions Chinoises de Anne Cheng. Dune, sans doute…
Il s’y passe quelque chose comme une émeute de la pensée, un bouleversement de l’ordre intellectuel établi. Ce que proposent ces auteurs, à ce moment-là, qui est sûrement un moment particulier de ma vigilance (ou plutôt de mon absence de vigilance) c’est une transformation alchimique de la matière qu’ils traitent.
Je me dis que leur sujet (Virgile et Auguste, les millénaristes, les sages de l’empire du milieu , les fremen… et donc St. Epondyle et les hordiers de Damasio) se détache de leurs bases référentielles ou romanesques, prend son autonomie et part à la dérive dans la mare imaginalis « cette mer imaginaire sur laquelle vogue l’être humain qui de siècles en siècles et quels que soient les lieux et les époques, demeurent le lien fondamental de nos consciences »
Le sujet s’est peu à peu détaché de ces banquises intellectuelles pour devenir une œuvre totalement autonome, recréée, réinventée, mise en scène : œuvre d’art majeure, iceberg à la dérive, dérive inspirante, abreuvante… que devient la glace ensoleillée devant les côtes africaines ? L’iceberg s’est dissout dans l’océan mais l’eau ? qu’est devenu cette eau ?
St.Epondyle la fait surgir.
Page 113, par exemple….Néphèsh. Souffle de vie, magie de la création par le langage. Neuvième fonction du langage selon Laurent Binet ? Fonction performative….qu’est-ce que cela pourrait être, une performation ? Une révélation par excès, dit le dictionnaire… je suis preneur… l’excès de sens c’est très St.Epondilien. C’est une forme d’ivresse. Un moyen d’abaissement de la conscience nécessaire à la révélation des secrets de la nature dont l’essence était symboliquement représentée par un accomplissement érotique et sacré – l’union de Dionysos et d’Ariane. L’érotique dans le Damasio est assez rugueuse autant que je me souvienne mais il ne s’agit pas de revenir au livre princeps – c’est toujours tentant – mais de chevaucher son avatar, le St. Epondyle qui en est bien plus que l’écho : une expédition en terra incognita, une performance parallèle, une tribu oubliée d’Israël que je retrouve au détour de ma propre exploration et qui pose la question de savoir qui invente quoi dans cette lecture que j’en fais.
Est-ce une invention récente ? Par exemple le moment où Damasio écrivait ça – ce n’est pas très ancien- ou une invention plus récente encore, celle de St. Epondyle écrivant ça sur ça, explorant les chambres secrètes de ça, (et qui n’a pas grand-chose à voir avec l’écosystème freudien qui l’a récupéré)… voire l’invention d’il y a un instant, celle de la seconde même où j’ai lu le chapitre – et là j’ai pensé à cette étrange théorie qui veut qu’on ne rêve jamais le même rêve et lorsque l’on croit rêver encore et encore le même rêve, c’est une illusion onirique. Tout est création de l’instant. Fascinante hypothèse à laquelle je ne crois pas beaucoup mais qui a le mérite de rendre la vie encore plus excitante en suggérant que tout est neuf tout le temps. Mais en fait, non. Je n’y crois pas.
St. Epondyle visite un site archéologique, certes mythique, mais arkhé , ca ne veut pas dire tout jeune. Trouvaille archéologique, donc. Et pour une trouvaille c’est une trouvaille mais plutôt du genre trésor qu’on découvre, qu’on invente comme on dit, parce que l’impression que j’ai c’est que ce n’est pas une création littéraire mais une recréaction comme j’ai dit tout à l’heure avec ce mot qui ne veut pas encore dire grand-chose mais quand même quand on s’y penche ça commence à faire sens
Le site a été inventé par Alain Damasio, c’est entendu. On peut soupçonner que ce dernier l’a dérobé à l’histoire secrète du monde. Ou pour employer une formule moins affectée Damasio a écrit un récit des origines et des fins dernières qui vaut tous les récits mythologiques.
J’avais d’abord eu une réserve : pour être en mesure de gouter pleinement les révélations de Damasio et les commentaires de St. Epondyle, j’ai cru qu’il fallait être au bon endroit, au bon moment. Un peu comme pour observer le rayon vert. J’allais vous souhaiter de trouver le bon endroit, le bon moment ayant eu la chance que ces bons endroits et ces bons moments aient été à chaque page. Sauf que (toujours dans ces sacrées notes de bas de page) je me suis rendu compte que des tas de gens ont eux aussi observé le rayon vert se poser sur le monde hordien. Sur celui de St.Epondyle, je ne sais pas encore mais il y a assez de monde dans la galaxie damasienne pour ça se bouscule assez vite en Extrême-Amont et Aval de notre affaire.
Je suis entré dans le livre sans trop savoir où j’allais, le recevant par la poste après que St. Epondyle en fit la promo sur le net. Je n’ai plus tout à fait en mémoire les circonstances. J’ai du faire partie des early birds qui avaient demandé de recevoir le bouquin alors qu’il n’était pas encore sous presse.
Ce qui n’est pas anecdotique.
Ca vaut son pesant de Spinoza quand St Epondyle le convoque page 137 pour lui faire dire qu’on est plus libre quand on sait qu’on ne l’est pas que quand on croit qu’on l’est, ce qui rejoint Deleuze et les vagues d’énergie sur lesquelles il faut surfer pour émerger à soi-même. Mais ce genre d’assertions ou de constats n’est pas bouleversant en soi. C’est même une potion philosophique qui m’accompagne depuis toujours. Ce n’est pas là le « feu central » de l’affaire comme dirait Luc Dellisse. Non. Ce qui se passe ici, et c’est vrai dans de nombreuses pages, c’est le sentiment de participer à un évènement, une rencontre certes hors sol mais décidément réelle, qui me place dans l’intimité de la pensée des hommes illustres qui ont posé leurs sacs de voyage dans la page, qui se sont assis à la table de l’auberge St. Epondyle et qui me parlent d’égal à égal. Ce n’est pas que j’en fasse un truc narcissique, c’est juste qu’on parle ensemble parce qu’on est tous des voyageurs, qu’on s’est arrêté là, en cet instant-là, invité par St. Epondyle, St Aubergiste, on bouffe à l’œil et on boit la cuvée offerte par le patron.
La conversation tourne autour de nos aventures communes.
Sloterdijk raconte comment il est descendu de la pierre en ceci que la maîtrise technique ouvra la possibilité du devenir-humain. Je fais celui qui est au courant. Je me dis que c’est un peu à l’image de ce silex incrusté de leds que j’utilise dans mes interventions. Mais c’est beaucoup plus fort quand c’est lui , Sloterdijk, qui raconte.
La nuit descend sur l’auberge . Spinoza tombe de fatigue. Il murmure dans un demi sommeil qu’un désir qui nait de la joie est plus fort qu’un désir qui nait de la tristesse. Damasio , peur de rien, se perche sur ses épaules et crie à la cantonade un truc que j’entends pas dans le tumulte du départ de tous ces saltimbanques vers leurs chambrées.
St. Epondyle m’offre un dernier verre.
Novembre 2019, Lomé