La première saison du festival de prospective d’anticipation les Mondes anticipés a pour thème : « il faut sauver le vaisseau Terre ».
Dans cette injonction, il ne faut pas voir une approche techno-centrée des enjeux auxquels l’humanité va devoir faire face dans les années qui viennent. Bien au contraire : il s’agit d’inviter, d’inciter toutes les personnes, toutes les organisations humaines, qu’elles soient privées ou publiques, à participer à l’œuvre indispensable qui se présente : assurer un environnement durable aux générations qui viennent après nous. Durable et réaliste : l’avenir qui est à bâtir devra être durable, mais cette construction devra tenir compte de la multiplicité des situations, des opinions, des moyens, et ce à l’échelle de la planète. Donc sans trop d’angélisme…
La notion de « vaisseau Terre » vient bien évidemment du milieu spatial : Jean-Jacques Dordain, ancien DG de l’ESA, a l’habitude de rappeler que les astronautes, à bord de la station spatiale internationale, passent près de la moitié de leur temps de travail à entretenir leur habitat, l’ISS. Cette obligation tient au fait de la taille et de la fragilité de leur habitat qui, par essence, est un espace limité, aux ressources tout autant limitées : pour leur subsistance, les astronautes dépendent du fret qui provient de la Terre. De plus, dans les 400 m3 où ils vivent, les astronautes ne sont séparés du vide spatial que par quelques centimètres de tôle d’aluminium… quand l’humanité est protégée de ce même vide par au moins 100 kilomètres d’atmosphère au-dessus de la tête !
Pendant des millénaires, notre monde a été considéré comme un environnement sans fin, aux ressources illimitées. Aujourd’hui, la connaissance — climatologie, géographie, astronomie, géologie, biologie, éthologie… — impose à l’humanité de s’appliquer les règles de prudence qui ont cours à bord de l’ISS : nous devons prendre soin de la planète Terre qui est un merveilleux vaisseau spatial qui entraîne
l’humanité dans le temps et dans l’espace. Et pourtant… le message a du mal à passer, bien que, plus le temps passe, plus les preuves des conséquences désastreuses des activités de l’humanité sur son environnement s’accumulent et se font sentir avec une violence croissante.
Cette influence de l’humanité sur son environnement a désormais un nom. Cette influence est même considérée comme une ère géologique à part entière appelée « anthropocène ». Certains font coïncider le début de cette période avec celui du début de la Révolution industrielle… On pourrait, tout aussi bien, remonter bien plus loin encore, jusqu’à une cinquantaine de milliers d’années en arrière, au moment de l’arrivée des premiers humains en Australie qui, à leurs dépends, allaient modifier radicalement le climat et donc l’environnement de l’île-continent.
Ce déséquilibre est vraisemblablement né d’une chasse excessive des marsupiaux géants par ces peuplades nomades. Avant l’arrivée de ces humains, on évoque la mégafaune australienne. Il s’agissait de kangourous de près de trois mètres de haut pour environ 250 kilogrammes, de wombats pouvant atteindre 2,8 tonnes ou bien encore de varans de 6 à 8 mètres de long… La disparition de ces animaux, au sommet d’une chaîne alimentaire unique sur la planète, semble s’être déroulée quelques milliers d’années après l’arrivée des premiers humains. Sans qu’on en ait une certitude absolue, ces disparitions n’en ont pas moins ouvert le chemin à des changements climatiques qui ont façonné l’Australie telle que nous la connaissons, aujourd’hui. Les rapports aux temps et à l’espace que les peuples aborigènes ont développé pour peser le moins possible sur leur environnement — ce qu’abusivement on appelle la culture aborigène sous le vocable restrictif du Temps du rêve — est, elle aussi, née de ces conséquences. Cet écosystème qui, de notre point de vue européen, nous paraît inhospitalier est pourtant à la fois fort et résilient : là, l’Évolution a continué son œuvre d’adaptation et de diversification de la vie qui, aujourd’hui, occupe tous les interstices accessibles de cet écosystème aride.
La « malheureuse expérience » australienne rappelle aussi à l’humanité agissante que la Terre — l’écosystème terrestre — n’a que peu à faire de l’humanité. En effet, en Australie, les déséquilibres issus des actes humains n’ont pas arrêté l’Évolution. Loin de là, il suffit de se rendre dans le bush australien pour constater le buissonnement des formes de vie issues de cette évolution .
D’ailleurs, à propos d’Évolution et d’échelle des temps géologiques, que représentons-nous, nous, les Homo sapiens ?
Pas grand chose ! Petite démonstration : La vie est née il y a environ 3,9 milliards d’années, sur une planète âgée, à l’époque, d’à peine 600 millions d’années. De son côté, l’espèce humaine moderne n’a que quelques centaines de milliers d’années… et l’histoire de l’humanité débute voilà 5 ou 6 mille ans, avec les premières écritures. Pour bien comprendre ces échelles de temps qui dépassent l’entendement tant elles sont grandes, l’astrophysicien Trin Xuan Thuan propose une analogie : comprimons les 4,5 milliards d’années d’existence de la Terre en une seule journée. Si la vie apparaît à 4 heures du matin, les premières plantes aquatiques ne font leur entrée qu’à 20 h 30. Et, elles attendront 22 heures pour partir à la conquête de la terre ferme. Les dinosaures, eux, dominent la scène de 23 heures à 23 h 45… quand Homo sapiens fait son apparition seulement 7,7 secondes avant minuit ! Donc, on le dit bien , à l’échelle de la planète, l’humanité ne représente effectivement « pas grand chose ». Si bien que, si l’humanité en arrivait à se retirer elle-même de l’équation de la vie sur Terre, l’Évolution ne tarderait sûrement pas à recréer de la diversité des cendres laissées par nous autres humains. Il ne faut pas oublier que, au cours de 3,9 milliards d’années au cours desquelles la vie a été présente sur Terre, 99,9 % des formes de vie ont disparu, à un moment où à un autre, au cours des nombreuses grandes extinctions qui ont frappé la vie sur notre planète.
Ce qui précède est-il suffisant pour justifier la détestation à l’égard de l’humanité que l’on voit se répandre à la surface de notre bonne vieille Terre comme une traînée de poudre ? Certains vont jusqu’à qualifier l’humain de virus qu’il faudrait éradiquer, quand d’autres voient dans la Terre un méga organisme conscient qu’ils nomment Gaïa à la suite du climatologue anglais James Lovelock qui, lui, évoque l’hypothèse Gaïa. Car — ce qui suit n’étant en rien une justification des excès de l’humanité — jusqu’à preuve du contraire, il n’y a que l’humanité pour s’émerveiller devant une goutte de rosée sur un pétale de rose, ou devant un coucher du soleil terrestre ou de l’image d’une super-nova vieille de milliers ou de millions d’années, image captée par les outils les plus fins produits par les humains. Il faut l’humanité pour être attendri par la maladresse d’un faon ou d’un éléphanteau qui, l’un et l’autre, à peine nés, sont poussés par l’Évolution à se dresser sur leurs pattes en quelques minutes, quand il faut plus d’une douzaine de mois au petit d’homme pour en faire autant. Il faut l’humanité pour constater, contre toute attente, la fulgurance des mathématiques, dans leurs formes les plus modernes, à rendre compte du réel… Ainsi, envisager de retirer l’humanité de la planète cela ne reviendrait-il à en faire un espace vide d’esthétique et d’émotion. En effet, qui alors pourrait rendre témoignage de la beauté de l’univers et des fruits de l’Évolution ? Tout ceci étant déclaré dans l’état actuel des connaissances et ne présageant aucune réponse à des questions existentielles telles que : sommes-nous seuls dans l’univers ? Et plus proche, sommes-nous les seuls êtres conscients sur Terre, dans un entendement plus ou moins similaire à ce que l’on nomme conscience humaine ?
L’inconsistance des actions humaines contemporaines pourrait bien aboutir à la disparition d’une grande partie des espèces telles que nous les connaissons. Dans ces conditions, l’humanité en serait sûrement durement impactée. A tel point qu’on pourrait se figurer l’Humanité de demain à l’image des aborigènes d’Australie, contrainte à vivre la frugalité pour survivre à un effondrement global, à moins qu’on ne l’imagine survivre recluse dans des bastions de très hautes technologies, mais, là encore, en nombre très limité en comparaison des quelques 8 milliards actuels… Dans cette perspective peu réjouissante, on pourrait envisager que l’humanité doive alors s’effacer au profit des autres formes de vie qui cohabitent avec elle sur la planète Terre…
A moins que, avec la compréhension qu’elle a du complexe, avec ses capacités d’abstraction, avec tout ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est, on pourrait considérer l’Humanité comme l’héritière de la biodiversité issue de l’Évolution. Et l’aventure de la vie laisse entendre que nombre de défis restent à être relevés ! Ne serait-ce que pour continuer d’aller à la rencontre des formes de vie que porte notre planète et qui pourraient bien nous étonner… Dans cette perspective : alors oui, il faut sauver le vaisseau Terre ! Et cela en gardant une idée forte en tête, elle est énoncée par Riel Miller, de l’UNESCO : l’Humanité n’a pas à coloniser l’avenir, mais elle doit s’y préparer. Ce n’est donc pas au présent de décider de l’avenir, l’Humanité doit donc tout mettre en œuvre pour préserver ce qu’elle a reçu pour les générations qui viennent, afin de leur laisser la liberté d’être ce qu’ils voudront bien être !
Alors oui, il faut sauver le vaisseau Terre !