Podcast à écouter sur : https://radio.style/broadcast/352-Le-Grand-Style-de-Olivier-Parent
Cendrine Dominguez : J’ai décidé d’inviter Olivier Parent car il m’a fait comprendre ce que voulait dire l’avenir, plus précisément ce que voulait dire le mot prospective. Pour moi c’était un gros mot, un mot qui fait peur, un mot qui parle d’avenir, qui raconte le futur, le futur dont aujourd’hui on se demande bien à quoi il pourrait ressembler. Je me suis dit : « mais, il n’y a que des gens intelligents pour nous parler du futur. Comment parler du futur alors que c’est si compliqué d’envisager le présent. Olivier Parent, bonjour…
Olivier Parent : Bonjour.
SD : Merci d’être là !
OP : Je suis ravi d’être là aussi !
SD : C’est vrai ce sourire accroché à votre visage… est ce que c’est parce que vous aimez ce que vous faites : parler de la prospective, par exemple ?
OP : Il y a à la fois la passion liée à mon activité de prospectiviste et puis aussi un regard bienveillant ou amoureux à l’égard du monde qui m’entoure. Et surtout une curiosité insatiable qui m’a été transmise dès mon enfance. Une curiosité qui incite à ne jamais être blasé du monde qui nous entoure, que l’on parle de la nature, que l’on parle des sciences et techniques, que l’on parle des aventures humaines qui se sont succédées tout au long de l’Histoire et qui continuent à nous étonner, à nous émerveiller, qui, parfois, nous faire peur… parfois, nous rendre triste… Mais c’est l’aventure humaine, donc il n’y a pas de déterminisme.
SD : Alors, prospectiviste, c’est vrai que ça a animé un dîner entier où j’ai eu la chance d’être invitée. Je vous ai regardé… mais c’est quoi un prospective ? Et c’est vrai que moi ça m’a fait peur. Alors c’est quoi, pour être simple, un prospectiviste ?
OP : Un prospectiviste est une personne qui essaie de montrer que l’avenir, même s’il est en perpétuelle réécriture, en perpétuel devenir, n’en reste pas moins un temps de l’histoire de l’humanité. Il y a l’histoire, au sens propre, qui est observée par les historiens. Ils nous montrent d’ailleurs que cette histoire n’est pas figée, qu’on peut toujours la redécouvrir, la réécrire, parce que comme, dit l’adage, l’histoire n’a été écrite que par les vainqueurs… Donc c’est intéressant, avec le temps, de se replonger dans certains fait que l’on considère comme acquis et de s’apercevoir qu’on peut en avoir une autre compréhension. Il y a l’histoire contemporaine qui est observée par les sciences humaines, par le journalisme. Et il y a l’avenir de l’humanité, ce troisième temps qui est à observer en permanence. Non pas parce qu’il est figé mais parce qu’il est en perpétuel devenir, comme j’ai déjà dit. La prospective essaye de faire comprendre au temps présent que tout est à bâtir en fonction des choix que l’on fait maintenant. Nous sommes évidemment des surfeurs sur la vague du temps. Isaac asimov disait, en utilisant cette image du surfeur, qu’on est porté par cette vague et on n’a pas trop de choix. Mais on a quand même certains choix comme se déplacer sur la vague. Soit on se laisse porter par la vague.. et bien, à ce moment-là, on se laisse porter par une forme de fatalisme… soit on se met dans une approche qui est plutôt de l’ordre d’une forme de construction, non pas pour déterminer l’avenir mais pour choisir des éventualités que l’on va considérer comme plus ou moins souhaitables, plus ou moins accessibles… et pour éviter, peut-être, le pire. Après, il ne faut pas se leurrer : l’avenir, quoi qu’on en dise, sera toujours différent de ce qu’on nous raconte au présent. Mais au moins, grâce à la prospective, on peut au moins s’offrir les outils ou les moyens d’essayer de comprendre les grands enjeux qui prennent leurs racines dans le présent. Et c’est ça le plus important : c’est s’intéresser à ce que dit, ce que fait le présent et de se projeter dans des spéculations, dans des avenirs pour envisager les actions qui sont amenées au présent pour essayer de d’influer peut-être sur l’avenir. J’aime bien souvent faire la différence entre la prospective et la futurologie. Le futurologue, peut être, croit en ce qu’il dit. A l’inverse, le prospectiviste ne va faire que des suggestions. Il va interroger. Le prospectiviste est plus là pour poser des questions, au présent, que d’apporter des solutions.
SD : Alors, c’est presque une joute intellectuelle le prospectivisme ?
OP : Oui, c’est une joute intellectuelle. Il est évident que dans la prospective, se jouent les idées du présent, se jouent les enthousiasmes, se jouent les peurs du présent. Ça fait partie des briques de la prospective. De manière un peu opérationnelle, comme on dit souvent, la prospective commence par déterminer les postulats de départ. Donc si on va travailler pour une organisation liée au transport, liée à l’alimentation, liée à l’espace… on va déterminer quels sont les postulats de base. À partir de ces postulats, on va commencer à imaginer, à tirer les ficelles. A L’étape suivante, on va se mettre à construire ce qu’on appelle l’arbre des possibles. Donc, si on prend l’analogie de l’arbre, celui-ci est temps trois formes : il y a le tronc. Il y a les branches. Et, il y a l’endroit, le moment où les branches disparaissent pour devenir le tronc. Donc, on va prendre le tronc comme analogie de l’histoire. On va prendre les branches comme les futurs qui sont à notre disposition et le présent, c’est ce moment où les branches disparaissent pour devenir le tronc.
SD : Que faites-vous des racines ?
OP : Les racines, c’est peut-être cette relecture permanente que l’on fait de l’histoire. Ce moment où on s’aperçoit finalement que l’histoire n’est pas c’est pas un tronc monolithique, mais c’est quelque chose qui reste mouvant et comprend le temps toujours de redécouvrir. C’est assez intéressant à propos d’histoire : au XIXème siècle, on a redécouvert une racine de l’humanité dans le texte de l’Épopée de Gilgamesh qui, lui, a été redécouvert sur des tablettes d’argile écrites en cunéiforme, dans les ruines de Ninive, dans l’actuel Irak. Là, on a redécouvert un texte écrit il y a plus de 4000 ans qui porte en lui toutes les origines, tous les grands mythes, toutes les grandes interrogations, bien avant les grecs, bien avant les traditions religieuses monothéistes. Et là, on a bien redécouvert une racine de notre humanité. Donc instantanément, la forme de notre tronc a un petit peu changé. Elle n’est définitivement pas figée.
SD : Pourquoi êtes-vous devenu prospectiviste ? Maintenant que je commence à comprendre ce qu’est la prospective. Avant de vous rencontrer, je pensais que c’était juste : « on projette et puis on verra bien ce qui se passe… ». C’est une forme caricaturale, bien évidemment. Je pousse le trait. J’avais peur que la démarche ne soit tournée que sur l’avenir. Au contraire, ce que vous nous faites comprendre c’est qu’il y a des avenirs et ils se jouent dans le présent. J’aime beaucoup cette idée de la vague. On surf tous sur la vague. Et on peut quand même, malgré tout, sur cette vague, décidé, ou avoir des idées, des moments on peut dessiner l’avenir… Mais, vous Olivier Parent, pourquoi ça vous a passionné, fasciné, intéressé ?
OP : Alors, objectivement, c’est venu d’abord d’une passion et d’un loisir qui était la science-fiction. Je suis tombé dans la science fiction à 12 ans, 13 ans…
SD : Les films de science fiction ?
OP : Non, c’était d’abord un livre qui s’appelait « Épreuve par neuf » je crois… Ma pauvre mère, quand elle m’a offert ce bouquin, n’a pas imaginé le choc et le chemin que ça allait provoquer en moi… À partir de ce roman, très rapidement, je suis tombé dans des classiques comme Dune de Frank Herbert. J’ai découvert Asimov avec toute son histoire future de l’humanité qui va nous emmener très très loin… Et en fait, bien sûr, j’ai lu des choses lié de l’ordre du Space Opera où tout est possible, dans lesquelles on se pose pas beaucoup de questions : les extra terrestres. etc… Et puis, par goût et avec l’âge, j’ai réduit mon intérêt à des situations beaucoup plus probables, moins imaginatives pour m’intéresser à ce qu’on appelle l’anticipation. L’anticipation, ce sont des récits qui racontent des avenirs de l’humanité, qui peuvent être proches, qui peuvent être très très lointains. Parallèlement à cela, j’ai mené une carrière dans l’audiovisuel. J’étais réalisateur dans le milieu corporate, je faisais des films de commande. Au bout d’un moment, il m’est apparu que je pouvais utiliser cette expérience de l’ enquête auprès de personnes, enquête auprès d’une organisation humaine, en l’enrichissant de cette culture de l’anticipation. En 2006, je me suis mis à écrire des brèves de presse d’un avenir possible. Donc des brèves de presse qui n’étaient surtout pas convergentes mais qui étaient très ouvertes. Parce que je me sentais pas l’âme où le culot de prendre ma plume sous la tutelle de mes aînés qui était, comme je l’ai dit, Azimov, Silverberg et Philip K. Dick, etc… La forme du « journalisme prospectiviste » me permettait de faire ce qui me plaisait : de lier ce qui me plaisait enrichi de ce que je faisais. À partir de là, j’ai rencontré différentes personnes dont une personne, Christian Gatard qui est maintenant un de mes associés, qui est le premier à m’avoir dit : « Ce que tu écris ça a un intérêt pour le présent. Ce que tu écris, ça permet aux gens de, tout d’un coup, sortir la tête du guidon ». Quand on apprend à faire du vélo, bien sûr, la grande épreuve c’est l’équilibre. Mais le vrai enjeu c’est de savoir lever le regard de la roue du vélo pour envisager le chemin qui arrive, pour voir qu’il y a des bifurcations…
SD : J’aime bien cette métaphore… Vous avez appris à aire du vélo en regardant à la fois le sens de l’équilibré et un avenir proche ! Est-ce qu’il peut y avoir de la poésie ? J’ai sous les yeux un ouvrage que vous éditez… justement, poétique et prospective. Est-ce qu’il peut y avoir de la poésie dans la prospective ?
OP : La prospective a une double nature, elle a une double fonction. Elle peut être à la fois une démarche experte où, effectivement, on va s’immerger dans un milieu professionnel, dans une organisation, et à ce moment-là, on va devoir se nourrir de tous les enjeux du domaine dans lequel on va travailler. Donc là, on va dire qu’on va produire des contenus qui peuvent être un petit peu rugueux, ou pas très accessibles. Si on parle d’une pièce de monnaie que pourrait être la prospective, la deuxième face de cette pièce qu’est la prospective c’est la vulgarisation, c’est apporter cet autre regard que l’on porte sur le présent au plus grand nombre. Et c’est là le vrai enjeu de la prospective, à mon sens, c’est d’être ce médiateur entre différents univers, des univers d’expertise et la société civile, au sens le plus large, pour essayer de remettre au goût du jour une forme d’humanisme, que j’appelle le néo-humanisme. Aujourd’hui, on a l’impression que la connaissance fait appel à des expertises de plus en plus pointues, que les domaines de la recherche sont de plus en plus étroits, qu’elle peut être sujette aux modes comme la physique quantique, bien qu’il n’y aie que très peu de personnes sur Terre qui comprennent vraiment ce que c’est, mais tout le monde se gargarise de ce mot… Et bien, le prospectiviste est là pour essayer de créer des ponts, de créer des liens, de créer du storytelling, donc des nouvelles manières de raconter la connaissance au plus grand nombre. Donc, oui, il peut y avoir de la poésie. La poésie c’est très important. Chaque auteur que j’invite dans les pages de notre revue a son style, a sa manière de raconter. Il y a des textes qui sont longues, d’autres qui sont courts. Et c’est là tout l’intérêt de d’essayer d’apporter différentes formes d’expression, pour donner envie aux gens de sortir de l’immédiateté dans laquelle ils sont immergés…
SD : Avec le fameux vélo. J’aime bien l’idée du vélo, on est dans l’actualité, on est en plus dans un temps qui dont on a le sentiment qu’il s’est raccourci, alors que le temps reste le même, depuis toujours, depuis l’origine du temps-même… Est-ce que tout est sujet à prospective ? on pourrait balayer les grands sujets d’aujourd’hui…
OP : Tout ce qui fait l’humain est sujet de prospective : on peut parler de sciences et de technologies, on peut parler d’architecture, on veut parler d’alimentation, on peut parler d’organisation politique…
SD : La famille, par exemple, c’est la prospective ?
OP : Bien sûr ! Il y a des sujets autour de la famille qui sont très prospectivistes. Parce que quand on voit tous les débats qu’il y a eu autour du « mariage pour tous », tous les débats qu’il y a autour de la procréation médicalement assistée… Dans les années qui viennent, la famille va encore être confrontée à des choix éthiques qui vont être provoqués par des innovations en médecine, etc…
SD : Par exemple, quand le pape, récemment, parle de l’amour entre deux personnes du même sexe, qu’il n’est pas là pour juger, c’est de l’amour… on se dit que là on peut lancer une prospective. Effectivement, c’est ça que je comprends. En fait, dans ce qu’est ce présent, cette fameuse vague que vous évoquez… là, on pourrait arrêter le temps et se dire : « alors, d’accord, maintenant, si la religion catholique, à ce moment-là, dit ça, par le biais, par la voix de son représentant, le pape, qu’est ce que ça veut dire, après, dans la relation de la famille, etc… je comprends ça. C’est fabuleux : se servir vraiment de ce temps présent pour ensuite imaginer un avenir, des avenirs possibles. Est-ce que l’avenir peut être désirable ?
OP : il faut faire que l’avenir soit désirable.
SD : Mais ça, est-ce que c’est pas votre style, Olivier Parent ? Par une voix un peu humaniste de la prospective… C’est ça qui me plaît chez vous, au-delà de votre sourire malicieux, derrière cette barbe blanche… J’ai pas eu le sentiment, avant vous, d’avoir entendu quelqu’un qui me donne envie d’en écouter davantage sur la prospective. Est-ce que ce n’est pas votre relation humaniste. On a commencé par ça, cette interview : votre sourire, la bienveillance qui fait que vous avez envie, quand même, malgré vous, presque de façon inconsciente, que cette prospective redevienne un savoir plus humaniste, on l’évoquait tout à l’heure…
OP : je crois que le vrai enjeu de la prospective c’est de sortir de l’immédiateté, de la culture du kleenex dans laquelle notre civilisation occidentale s’est enfermée. Je ne parle que de ce que je connais : je parle de la France, voire de l’Europe et du monde occidental. Il y aurait un autre débat à mener sur une prospective des pays d’Afrique, d’Asie, etc… Mais, notre civilisation occidentale s’est engouffrée dans la société de consommation, d’hyperconsommation, qui implique une immédiateté, un refus de la frustration, qui fait qu’ on a perdu la capacité à anticiper. Le débat, par exemple, autour d’Amazon, en plein deuxième confinement, est exactement de cet ordre-là : c’est tout, tout de suite, maintenant ! On veut, tous, tout, tout de suite, maintenant. On est dans ce deuxième confinement, tout le monde se drape dans sa dignité en disant : « on va profiter de ce temps de pause pour essayer d’engager autre chose…». Or, je suis convaincu que tout le monde n’attend qu’une seule chose c’est le déconfinement pour reprendre son mode de vie tel qu’il était avant. La prospective, elle, elle va essayer de dire, en posant tel acte, en posant telle parole : « Regardez ce que ça peut faire ». Et, à ce moment-là, le prospectiviste devient un astronome avec une longue vue. Et, il va se placer dans une des branches du futur. Mais, la longue vue, elle reste bien toujours braquée sur le présent. C’est-à-dire que le prospectiviste dit au présent : « Regardez, je me suis déplacé en fonction des postulats que j’ai choisi, je me suis déplacé dans l’arbre des possibles et je suis arrivé à tel endroit. Donc, je décris ce que je vois : ça peut être tel avenir ou tel autre… Mais les racines de ces avenirs c’est le présent. Donc, regardez : est-ce que vous souhaitez ou non cet avenir ? » Ce n’est pas moi, le prospectiviste, qui vais le dire. Mais je donne les images, je donne les mots, avec mes camarades, avec plus ou moins de poésie, avec plus ou moins de longueur, avec plus ou moins de densité… C’est au présent, c’est au citoyen, c’est aux individus, c’est aux organisations humaines de faire leur choix. Donc, c’est une incitation au réveil ! Quand je parle de la culture du Kleenex qui, à mon sens, est mortifère, quelque part, c’est une culture du « vite consommé, vite jeté » dont je parle. Un des meilleurs exemples de cette culture c’est la variété, la musique où les auteurs-compositeurs s’enchaînent, les uns derrière les autres, tout ce petit monde espérant sortir quelques dizaines de milliers, quelques centaines de milliers de d’albums, etc… mais le public est toujours en veut toujours plus, plus, plus… sans jamais se donner le temps d’un apaisement. Vous parliez, tout à l’heure, de l’accélération du temps. On n’est pas dans une accélération du temps. On est d’accord que le temps s’écoule toujours de la même manière, en fonction de la Relativité. Mais, ce qu’on vit c’est une accélération de l’histoire. C’est-à-dire qu’il y a de plus en plus d’événements qui s’enchaînent et qui nous donnent ce sentiment de tournis. Et c’est ça qu’il a de très important : c’est d’inciter les gens à dire : « Attendez, prenez le temps… Regardez ce que vous faites… Parce ce que vous faites aura toujours des conséquences ». Causes et conséquences. Nos actes présents auront des conséquences demain.
SD : Est-ce qu’on aurait évité, si on vous avait écouté un peu mieux, vous et les prospectivistes, les problématiques du climat, les problématiques de la migration, les problématiques de l’islamisme. Pourquoi on n’arrive pas du coup à mieux entendre — je fais la nuance avec écouter — les prospectivistes. Est-ce que ce qu’on est encore dans une idée, un peu comme ça… ce sont des trublions… ils sont un peu dans leur monde. Si j’étais présidente de la République, j’aurais des prospectivistes autour de moi !
OP : Je crois qu’une des complexités du présent est d’admettre que, désormais, les états sont tous interdépendants. On a vécu, qu’on le veuille ou non, on a vécu la mondialisation. Elle est d’abord passée par l’économie, par toute l’industrie, etc… Toutes les régions du monde, tous les territoires du monde, indépendamment des nations, sont liés les uns aux autres.
SD : Il n’y a pas que les états. Il y a les gens aussi !
OP : Oui bien sûr ! On est 7,8 milliards.
SD : Ça fait beaucoup d’interdépendants !
OP : Donc on est tous interdépendants. Mais, il y a toujours des gens qui vivent encore dans l’illusion des nation qui avaient défini le monde post Seconde Guerre mondiale. Or, depuis ce temps-là, les interdépendances n’ont fait que se complexifier. Et, pour revenir à ce pourquoi on est encore là… Pourquoi ? Parce que je pense que dans qu’on va continuer des politiques qui sont nationalistes — sans parler d’Extrême Droite, mais juste de la nation — sans tenir compte de l’écosystème global qu’est la planète Terre, eh bien, on aura toujours des politiciens qui seront de plus en plus des technocrates, donc des gestionnaires, mais qui ne proposeront pas d’idéal, qui ne proposeront pas des vues qui sont transversales, qui permettent de créer des imaginaires. Or dans cette consommation permanente dans laquelle nous sommes, il n’y a plus d’ imaginaires.
SD : Donc c’est une lutte permanente !
OP : C’est une lutte… mais c’est très intéressant de voir comment, peu avant le vingtième siècle et jusqu’à il y a peu de temps, on a remplacé le mot progrès par le mot innovation. Et le mot progrès était devenu un mot sale. on ne osait plus parler du mot progrès.
SD : Parce qu’on ne savait plus rien mettre dedans.
OP : Exactement ! Et c’est beaucoup plus intéressant de parler d’innovation parce que derrière l’innovation, il y a la notion d’industrie, il y a la notion de recherche, il y a la notion de profit… mais, il faut pas oublier que, quelque part, l’innovation est comme un virus ! L’innovation ne cherche que sa propre perpétuation, pour passer de la version N en N+1, de la V1 à la V2 à la V3, etc… Quitte à détruire l’hôte qui est l’humanité. Donc, l’innovation n’a de finalité que elle-même ! Alors que, quand on reparle « Progrès », on peut en faire un progrès écologique, on peut en faire un progrès social, on peut lui faire prendre n’importe quelle forme. Quand on se replace dans la notion de progrès, on se dégage de l’instant présent, immédiat, pour se remettre dans le temps long. Et donc, on se dégage de la société de consommation. La perspective essaye vraiment de porter ça.
SD : Je trouve formidable ce que vous venez de dire. Ce que ça m’évoque, en fait, c’est que l’innovation, vous l’avez, c’est le virus. On pourrait dire qu’aujourd’hui ce COVID, qu’il soit féminin au masculin d’ailleurs, est le principe même de la problématique de l’innovation. On le voit. C’est fou que vous racontiez ça et que ce soit aussi simple à comprendre. Et le progrès, moi, je mettrais en face à un mot qui serait « espoir, espérance », parce qu’il est très humaniste. Comme quoi, changer un mot pour un autre — comme quoi les mots ont un sens — dans ce qu’on vit, aujourd’hui, donne un sens très singulier, très fort, je trouve, à ce que vous venez d’évoquer.
OP : Au grand dam de mes fils, je suis un grand amoureux de l’étymologie des mots. Pour moi, l’étymologie de la langue française, qu’elle soit latin ou grècque… ou même néerlandaise, ou même arabe… on a une langue qui est composite, et c’est bien ce qui fait toute sa richesse. Ça permet de redonner toute sa profondeur au langage. Dans le roman 1984 de George Orwell, d’année en année, le dictionnaire de ce monde réduit en nombre de mots, c’est la Novlangue, pour priver les individus de leur capacité de penser le monde. Je suis frappé de constater comment, très souvent, on dit que le français est une langue qui est très compliquée. Or, non, elle n’est pas compliquée. Quand on passe par l’étymologie, quand on a un petit peu de culture de l’étymologie, on s’aperçoit qu’elle devient beaucoup plus claire. Je donne des conférences dans des classes de Primaire ou, plus loin, dans des universités. À la fin d’une conférence, où j’utilisais la science-fiction comme support de ma conférence, je me souviens, des enfants, ils étaient en CM2, sont venus me disant : « Merci, monsieur. Vous nous avez donné les mots pour nous exprimer ! ». Je leur avais parlé quoi ? Je leur avais parlé d’utopie, de dystopie… Je leur avais parlé d’anticipation. On a parlé des robots anthropomorphes… Là, il faut faire un peu d’étymologie : anthropos, en grec, c’est l’être humain et morphos c’est la forme. Quand on redonne à l’humain, à l’individu, sa capacité à se penser lui-même et à penser le monde qui l’entoure ont le restitue à sa propre liberté et on lui donne à nouveau le choix de progresser et de faire progresser l’ensemble de la société humaine.
SD : C’est tout à fait une antithèse du monde dans lequel on vit aujourd’hui. Vous l’avez dit vous$même, tout à l’heure… ce temps court, le temps qu’on pense, parce que c’est pas la réalité mais c’est une vérité, donc c’est très différent… qu’on n’a pas le temps de réfléchir, on ne prend pas le temps de lire, on ne peut pas de temps de poser des mots… C’est vrai que c’est une philosophie.
OP : C’est à la fois une philosophie — effectivement, c’est peut-être lié à ma personnalité qui est bienveillante, comme vous disiez — mais c’est aussi un défi que je lance aux temps présents qui est de dire : « Regardez ce que vous êtes, vous êtes vous même une richesse. Mais la société de consommation dans laquelle vous êtes vous empêche de voir cette richesse ». Cette mise en valeur, je la fais, par exemple, au travers d’ analyses que je fais des films de science fiction. J’ai dit que, à l’origine de ce que je fais maintenant il y avait cette passion pour ce genre littéraire qui, en France, jusqu’à il y a peu, jusqu’à il y a une dizaine d’années, on va dire, pour faire simple, avait pas très bonne presse et était considérée comme une sous culture, comme un sous genre… pour différentes raisons, entre autres une raison au niveau de la compréhension du terme « science-fiction » : les français entendent la science-fiction comme une science qui est fictionnelle or il ne faut pas oublier que le mot science-fiction vient de l’américain Science Fiction qui dit « c’est une fiction dans laquelle intervient la science ». Et tout d’un coup, là, on renverse le sens de ce genre, qu’il soit littéraire ou cinématographique, et donc la science-fiction devient un genre artistique de spéculations. Il y a différents types de science-fiction comme je le dis : il y a le Space Opera, il y a l’anticipation, il y a la dystopie — c’est le pire qui pourrait nous arriver — il y a les uchronies — où on va changer un élément est l’histoire — il y a les voyages dans le temps… il y en a encore plein, plein d’autres. Donc, depuis cinq, ans je prends les films de science-fiction qui sont souvent des blockbusters américains et qui ont été très longtemps dénigrés par la culture mainstream ou officielles — ou bourgeoise, pourront dire certains — pour montrer que même dans ses récits qu’on considère être des récits issus de la pop culture, il y a une richesse, il y a matière à réflexion. Je fais ça à la fois sur des films anciens, en reprenant les grands classiques comme Blade Runner de Ridley Scott, mais aussi avec des films quand ils sortent en salle. Le plus fascinant, je trouve, c’est de voir comment le genre science-fiction est passé de cette sous culture à une culture à part entière. Et des films que je regardais il y a de ça quelques années, voire des décennies, en voyant dans les médias qu’ils étaient enfermés dans la case du divertissement et de la sous culture science-fiction et de la culture pop… Maintenant, ces films sont rediffusés dans des médias telle que Arte. Et là, on se dit : « Mais qu’est ce qui s’est passé pour qu’un film comme Ennemi Mine (de Wolfgang Petersen) qui datent de 1985, je crois, qui n’a pas un grand intérêt cinématographique, mais qui aborde la question de l’altérité, va être rediffusé maintenant sur Arte. Donc, il s’est passé quelque chose et ça c’est une source d’espoir.
SD : Et alors, je trouve qu’aujourd’hui, là où vous arrivez à temps, puisqu’on parle du temps, c’est que tout le monde se pose beaucoup de questions, quand même… Je pense qu’on est tous inquiets, interrogatifs sur notre avenir et comme on passe pas beaucoup de temps à réfléchir à notre présent, dans son action et dans son geste, vous arrivez presque aux bons moments. Timings is everything, on dit en anglais. Mais c’est presque ça. Alors, j’ai dans les mains un ouvrage, que vous publiez justement, qui raconte tout ce qu’on écoute, avec vous, qui s’appelle FuturHebdo Anthologies Prospectives. Alors, là, anthologie prospective, ça veut dire quoi ?
OP : Alors, une anthologie c’est un florilège, c’est une collection, c’est les meilleurs morceaux de… L’idée de cette publication, qui en est à son numéro quatre — on est en train de réparer le numéro cinq — l’idée c’est de rassembler des auteurs qui, à leur manière, avec leurs mots, avec leurs imaginaires, vont proposer différentes visions de l’avenir. Il n’y a aucune convergence, on ne professe aucun avenir particulier. On est juste là pour les raconter. C’est aussi, ce magazine et le site Internet qui lui est associée, c’est un lieu d’échangés et une plateforme… je sais pas comment dire… En tout cas, un espace où les gens qui ont envie de raconter en quoi l’avenir est un enjeux du présent peuvent poser des mots, peuvent proposer des choses…
SD : Quel est l’enjeu essentiel pour vous dans le présent, aujourd’hui, pour parler de l’avenir ? il y en a beaucoup…
OP : Le grand enjeu c’est de remettre dans nos sociétés occidentales la notion d’anticipation. C’est de rappeler aux gens que tout acte a une conséquence. Oui, on aime notre téléphones de dernière génération… oui, on veut tous avoir des écrans de plus en plus grands… On est passé de la télévision format classique à la HD maintenant on en est à 4K, puis viendra la 8K, c’est-à-dire une images de 8000 pixels de base… On est bien dans une accélération permanente du toujours plus, plus, plus, plus…
SD : Vous parlez de la sobriété joyeuse, au fond de Rabhi… ou d’éloge de la lenteur, en prenant son temps…
OP : Je fais peut-être une éloge de la lenteur, il faut juste rappeler que chacun ira vers le clocher qui l’intéressent. Ce que j’essaye c’est juste de dire aux gens : « Ce que vous faites à une conséquence. Donc, arrêtez d’agir en aveugle, en ne regardant que votre guidon… relevez le regard de la route pour le porter un petit peu plus loin et dites vous bien une chose, c’est ce que vous faites maintenant aura, de toute façon, une conséquence demain ! ». C’est de rappeler aussi que même l’individu qui se croit infime dans la nuée des bientôt 8 milliards d’individus que nous sommes tous, même les actes individuels ont une conséquence sur l’avenir.
SD : C’est l’effet papillon !
OP : C’est un exemple que je donne, souvent : quand McDonald’s s’est mis à proposer dans ses menus des salades et du bio…
SD : Ils ont même changé de couleur, en Europe, ils sont verst désormais…
OP : McDonald’s ne l’a pas fait pour la santé de leurs consommateurs… Ils l’ont fait parce qu’ils avaient peur que leurs consommateurs se détournent de leur restaurants. Et quand on entend ça, on doit se dire : « Ah, mais moi en tant que consommateur, je fais peur à un géant ! ». Ce qui veut dire que dans le mot « pouvoir d’achat » — on a tous un pouvoir d’achat, en fonction de ses revenus — il y a le pouvoir ! Il faut pas entendre que le mot « achat ». Il faut entendre le mot « pouvoir » !
SD : Pourquoi on n’y arrive pas, alors ? Je comprends pas… C’est tellement génial de vous écouter… Est-ce par paresse ? Est-ce que c’est plus difficile de prendre ce temps-là et de se dire « Bah oui… mes actes ont des conséquences, l’effet papillon, l’éloge de la lenteur… », tout ce qu’on vient d’évoquer, une forme de bienveillance… pourquoi on n’y arrive pas ? Est-ce que c’est une course effrénée ?
OP : Parce qu’il ne faut pas oublier que dans la nature humaine, qui est excessivement complexe, il y a autant de bons que de moins bons… qu’on a des réflexes de protection, on a des réflexes de jouissance… et que la société de consommation, qui est issue de l’après Seconde Guerre mondiale, a poussé la société occidentale dans ce travers…
SD : Du plaisir…
OP : Plus que du plaisir. C’est le refus aussi de la frustration.
SD : C’est la deuxième fois que vous évoquez ce mot…
OP : Parce qu’en fait, attendre quelque chose, c’est bien aussi…
SD : Le désir… le désir versus le plaisir…
OP : Dans le désir…
SD : C’est le chemin…
OP : Donc dans cette frustration, c’est-à-dire ne pas assouvir instantanément le plaisir que l’on souhaite… donc, ce temps, que j’appelle cette frustration, permet aussi d’avoir un autre rapport à ce qui va être vécu. On a tous expérimenté, pour X raisons, le fait de ne pas avoir pu faire telle ou telle chose au moment où on le voulait… Et dans le temps qui s’est créé, dans cette attente, on s’est aperçu que, finalement, on a modifié notre choix grâce à ce temps long. C’est le même phénomène qui est arrivé avec l’apparition d’abord des textos puis après celle des réseaux sociaux où les gens parlent dans une immédiateté permanente qui n’existaient pas du temps de du courrier manuscrit, où on dit ce qu’on pense sans le filtre du temps. On en a eu un très bon exemple avec un président en outre-atlantique qui n’a pas de filtre, qui ne s’impose pas de filtre, et qui dit — écrit — directement ce qu’il pense. Or l’intérêt du temps, quand on passe dans un temps un peu plus long, voire un temps long, ça permet de réfléchir aux actes que l’on va poser.Voilà, c’est une histoire à la fois de sensibilité, d’éducation, de société…
SD : De sensibilité… j’aime bien… c’est pour ça qu’on aime bien vous écouter. En fait, je pense que c’est ça : la sensibilité. C’est-à-dire remettre de l’émotion dans les choses, et pas simplement un acte de consommation à la première vue… Ça évoque pour moi, évidemment, ce virus, en ce moment, quand les gens se sont jetés dans les magasins pour acheter des choses, en ne se demandant pas si les autres auraient assez pour eux. Il y a tout de suite cette envie immédiate de consommer qui est tout sauf la sensibilité… c’est se dire : « Non, mais… c’est pas la guerre, quoi ! » même si le président a employé des mots justement, malheureusement, très liés, dans les métaphores, à un moment de guerre. Mais, c’est la sensibilité, c’est-à-dire oui, poser les choses, quoi ! Au lieu de se jeter dans les magasins même si on ne juge pas. Et, pour terminer terminer cette interview, avec vous… ce que ce que j’aime bien dans tout ce que vous dites, c’est que j’ai l’impression qu’il y a pas de jugement critique. Mais il y a une observation de la société, dans son action, et dans ce que sont les futurs possibles. Je trouve que la prospective si c’est ça, alors, ça m’intéresse parce qu’il y a pas de jugement !
OP : La prospective c’est exactement ça ! La prospective… le travail de la prospective c’est de poser des questions. Après, c’est à chaque individu, à chaque organisation d’apporter ses propres réponses. La prospective n’est qu’un outil d’aide à la décision qui vient enrichir les choix qui se présentent à nos sociétés, en tant qu’individu ou en tant que groupe. La plupart des textes que j’écris, je les finis par une liste de questions.
SD : Mais, est-ce qu’il peut y avoir un consensus à un moment donné ? Quelque chose qui réunirait une sorte d’avenirs, qui aboutirait sur plein de portes ouvertes, de fenêtres ouvertes ?
OP : Il y a plein de portes ouvertes. Suivant la sensibilité, suivant le bagage culturel que l’on va avoir, on va vouloir aller, comme un Pierre Rabhi, vers une frugalité… À l’opposé on a un Donald Trump qui ne se pose pas la question de après, parce que « après lui, le déluge »…
SD : C’est un tout à l’ego !!!
OP : Ce que je veux dire c’est que je n’ai pas de solution pour l’avenir. Par contre, je pense, personnellement, que l’un des grands enjeux du XXIème siècle va être de redéfinir une ontologie de l’être humain : qu’est ce que l’être humain ?
SD : Qu’est ce que l’ontologie ?
OP : L’ontologie, c’est la définition que chaque époque donne de la personne humaine — ontos, l’être — Il est évident que, en France, en Occident, l’ontologie issue du christianisme a été balayée après la Seconde Guerre mondiale, après la révolution sexuelle, mai 68, etc… Mais, le problème c’est que, dans le même temps, ont émergé des technologies, ont émergé des comportements — entre autres cette société de consommation — qui a empêché le temps présent de se dire finalement : « C’est quoi être humain » . On pourrait aller dans la rue, et poser cette question aux gens que l’on croise : « Pour vous, c’est quoi être humain ? ». On aurait autant de définitions qu’il y a de personnes. Or le grand enjeu du XXIème siècle va être de redéfinir ce qu’est la personne humaine, sachant qu’on est en train de vivre une bascule entre le corps sacré et un corps marché. Le corps sacré issus des religions du Livre — la vie est un don de Dieu, le corps est le réceptacle de la vie, donc le corps est sacrée — donc ça c’est l’ancienne ontologie, c’est très simpliste ce que je suis en train de dire, or la société de consommation nous emmène vers une ontologie où le corps devient un objet de marché. On le voit très bien…
SD : avec le Transhumanisme…
OP : Exactement ! C’est à dire un temps où on admet que l’être humain peut être modifié, peut être adaptées, peut-être augmenté, peut être…
SD : … peut être amortel…
OP : … peut être hybridé avec des extensions biomécaniques, etc… et, en fait, c’est à nouveau le jeu du marché et de l’innovation qui va s’appliquer, là, sur le corps de l’homme. Donc, le grand enjeu du XXIème siècle peut être de se dire : « Ok, on va pas se laisser piloter par le jeu des innovations qui ne cherchent qu’à se répliquer elles-mêmes… Mais, plutôt, quel est le projet que l’on a en l’être humain ? Quel projet, en tant que société, on va vouloir pour l’être humain ?
SD : Ça change tout ! Quel est le projet pour ÊTRE humain ? et pour l’être humain… C’est un projet qui est ancré, qui a une racine, qui est une posture à l’inverse de l’innovation qui a du mal à aller avec l’humain… C’est magnifique, tout ça. On va s’arrêter là, Olivier. Mais, ça me donne comme envie de continuer à poser ces questions autour de l’être et de l’humain, autour du progrès, de l’espoir, de l’espérance… parce que je trouve que la prospective, du coup, est devenue, grâce à vous, un grand style. Donc je vous remercie infiniment pour ce moment ! Au revoir…