J’imagine que vous soyez menacé d’un procès. Qu’il soit sérieusement question de vous arrêter. Qu’on veuille vous interroger, vous faire dire ce qui ne regarde personne.
J’imagine que vous vouliez vous soustraire aux recherches. Échapper à la surveillance dont vous êtes l’objet. Disparaître aux regards de la police ou des structures de contrôle de la société.
Écartons l’hypothèse que vous ayez commis un crime réel ou que vous prépariez un attentat. Ce n’est ni votre genre, ni le mien. Ce qu’on vous reproche, ce qui vous met en péril, n’est pas la prétendue menace que vous exerceriez sur la vie des autres. C’est une question de conscience. Mais la liberté de conscience a cessé d’être d’actualité.
Vous êtes athée. Vous détestez le collectivisme sous toutes ses formes. Vous êtes libre de vos mœurs, de votre sexe et de votre cœur. Vous croyez au droit à la propriété privé et à la primauté de l’individu. Ces catégories de votre raison déplaisent à toutes les formes du pouvoir.
Du point de vue de la morale, et même de la justice, au sens ancien du terme, vous êtes innocent. Tant pis pour vous. C’est la société qui a changé, vous n’avez pas su ou pas voulu vous adapter à la nouvelle donne. Votre vieux pays est devenu une dictature démocratique, ou une théocratie, ou un casino intégral. Les trois peut-être. On vient vous demander des comptes. Il faut vous échapper, tant qu’il est encore temps.
Il se peut que ce ne soit pas une instance gouvernementale qui vous traque. C’est peut-être la mafia (vous avez été témoin involontaire d’un crime), un lobby agissant (vous êtes réfractaire à l’écriture inclusive), un père outragé, un artiste dédaigné. On ne sait pas comment c’est arrivé, mais à présent vous jouez votre tranquillité, votre liberté, peut-être votre peau.
Vous partez. Vos poursuivants sont nombreux. Ils sont organisés. Ils ont à leur disposition toutes la ressource des techniques de traçage moderne. Avant de quitter votre domicile pour toujours, vous vous êtes dépouillé des principaux capteurs que vous portez d’ordinaire sur vous. Votre téléphone, bien sûr. Votre carte d’identité, sauf si le pays dont vous êtes ressortissant n’a pas encore généralisé les modèles à puce intégrée : cela viendra. Votre abonnement de métro. Vos cartes de banque. Si vous avez un pacemaker, inutile d’insister : vous êtes phosphorescent, autant vous rendre tout de suite, ou mettre fin à vos jours, si vous pensez que c’est un sort moins cruel que ce qui vous attend.
Vous n’avez plus en poche qu’une arme, quand vous avez pu vous en procurer une, et de l’argent liquide, que vous avez eu la précaution de réunir, par petits retraits, de façon à posséder de quoi tenir un moment.
Vous ne pouvez pas prendre votre voiture (les plaques, le GPS). Vous ne pouvez pas en acheter une autre (on n’accepte plus l’argent liquide, sauf pour de très petites sommes). Vous ne pouvez pas prendre le TGV (les billets sont nominaux). Vous ne pouvez pas prendre l’avion, il faut montrer son passeport. Pour vous déplacer au-delà du point où peuvent vous mener vos pieds ou votre vélo, il ne vous reste que le métro, les taxis et les trains d’utilité locale. Voilà qui limite fortement votre rayon d’action. Et qui ne va pas sans risque non plus. L’inconvénient des taxis, c’est le chauffeur et sa fichue mémoire des visages. L’inconvénient des lignes déficitaires, c’est la rareté des voyageurs : dans la voiture de deuxième classe, il n’y a que le contrôleur et vous.
Il vous faudra trouver des hôtels où l’on ne vous demande pas une carte de crédit pour garantir le mini-bar. Il faudra être anonyme et anodin à la fois 24 heures sur 24.
Vos poches seront bourrées à craquer de petites coupures, si vous avez eu le temps de réunir un pécule avant d’abandonner vos cartes. Vous en prendrez bien soin. Vous ne pourrez plus renouveler le stock, à moins de vous mettre cambrioleur, ou prostitué dans un club vintage.
En tout état de cause, le seul élément, absolument le seul, qui vous permet, sans cartes, sans pièce d’identité, sans voiture, sans domicile, sans accès aux services et aux soins médicaux, de mener une vie clandestine et de passer provisoirement entre les mailles du filet, c’est le cash. Il n’y en a pas d’autre, aucun.
L’argent liquide est la seule forme de liberté individuelle indépendante de la bienveillance ou de l’aveuglement du pouvoir. La seule à laquelle on puisse recourir si l’on est traqué. Il n’est pas étonnant que son opportunité soit remise en question, son usage soigneusement limité ou restreint, sa possession de plus en plus découragée, et sa disparition programmée à moyen terme. Ce n’est pas la fraude fiscale (crime en grande partie imaginaire) ni l’économie souterraine de la pègre et de la mafia, qui justifie cet ostracisme croissant : c’est la scandaleuse monnaie d’échange invisible dont le détenteur dispose, et dont il faudra bien qu’il soit dépossédé tôt ou tard.
Quand tout l’argent du monde sera numérisé, il n’y aura plus d’échappatoire. Vous serez livré pieds et poings au bon plaisir de gouvernements et d’instances qu’on appellera démocratiques par antiphrase. Le monde, enfin, sera définitivement quadrillé. Le dernier maquis aura disparu.
Imaginez que vous ayez envie d’être libre, même dans le monde d’après. Il faudra vraiment s’en donner les moyens.
Le temps que la menace qui nous concerne tous soit absolue, que le tropisme policier de tous les États se confirme, les techniques de contrôle, de surveillance et de prédation de l’individu par le pouvoir auront atteint leur efficacité maximale.
Dans un avenir prochain, les drones, les capteurs, ou simplement les téléphones de vos voisins de chambre ou de métro, auront reniflé votre ADN, et vous signaleront où que vous soyez sur la terre, même sans le moindre relais électronique. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il paraît plus pratique et plus facile d’éliminer l’argent physique que de connecter tous les individus à tous les objets. L’un n’empêche pas l’autre évidemment.
© Luc Dellisse