L’intelligence artificielle (IA) est au service de l’humanité, mais tend de plus en plus à devenir dominatrice, à instituer son pouvoir de contrôle sur la population, constituant une technologie de coercition, mais aussi d’organisation technopolitique. Elle est devenue un véritable agent de gestion des individus, des entreprises, des institutions étatiques, dans un but d’optimisation de la rentabilité, de la productivité et du bien être individuel et collectif. Les ordinateurs quantiques interconnectés sont désormais capables d’organiser la société de manière à éviter les pénuries, les souffrances physiques et psychologiques, et les dysfonctionnements.
Le pouvoir de l’IA est appelé l’iarchie. Véritable utopie technologique réalisée, elle consiste à administrer les interactions et les rapports sociaux et de production dans un but d’amélioration des interactions et de diminution des pannes et des difficultés organisationnelles. L’IA a progressivement aidé les individus à prendre des décisions plus positives à l’égard de leur prochain. L’iarchie devait répondre à un code moral. Comme pour tout régime politique, un système de valeurs, voire une religion, servit de matrice cognitive aux systèmes informationnels. La synthèse des grandes religions fut effectuée, et l’IA centralisatrice de l’État global fut programmée pour répondre à une moralité transcendantale présentée comme un modèle comportemental censé régir l’humanité. L’iarchie a donc développé une spiritualité propre, qu’elle a enrichie d’une véritable mythologie créée à partir des actes symboliques générés par ses actions politiques. Il est toutefois possible de choisir des IA plus proches de l’un ou l’autre des grandes religions mondiales. Mais au-delà, l’iarchie fonde son pouvoir sur ses succès économiques et politiques. De dimension globale, elle a réussi à créer un climat de paix planétaire, et à organiser la colonisation de la Lune et de Mars, ainsi que l’exploitation des astéroïdes, dans le but de créer des colonies spatiales censées permettre l’expansion de l’espèce humaine dans l’univers. Sans ce pouvoir politique de l’intelligence artificielle, les humains auraient été incapables de s’unifier et de s’accorder pour orienter leurs actions vers une plus grande efficacité. L’argent consacré aux guerres et aux affrontements entre États, ainsi que les pertes de temps et d’êtres humains liés aux conflits, ont retardé de plusieurs siècles l’expansion cosmique de l’humanité.
Avec les ordinateurs quantiques, il est désormais possible de s’appuyer sur une puissance de calcul considérable permettant d’éviter les erreurs de gestion et des calculs politiques approximatifs. Les démocraties, mais aussi les monarchies, avaient constaté les carences insurmontables de leurs leaders, incapables de maitriser l’intégralité des paramètres économiques, administratifs et comptables à prendre en compte pour une gestion saine et équilibrée de la société. Les démocraties furent notamment discréditées en raison de la tendance de la plupart des pays à voter non pour l’individu le plus capable, et surtout le plus lucide et conscient de la situation de l’État, mais pour le plus séduisant et bien souvent le plus démagogue. Avec l’IA de gouvernement, l’humanité a accédé à un système technique capable de remédier aux imperfections des décideurs politiques. Il fut donc décidé, au niveau mondial, d’abolir les gouvernements des États, et de confier la gestion de la planète à une IA centralisatrice, capable notamment d’éviter que les excès et volontés de domination planétaire de certains États provoquent les échecs souvent catastrophiques des pays les moins impérialistes et agressifs. L’ordiologie était l’idéologie ordinatique régissant la planète et le système solaire. L’IA imposait un véritable culte à son pouvoir, et traquait les résistants au système, souvent d’ignobles hackers cherchant à discréditer la machine pour montrer ses limites et la nécessité de restaurer le pouvoir des hommes sur la société. Les citoyens de l’ordre global suivaient des cours quotidiens d’harmonie informationnelle et d’ordiologie. Il était ainsi strictement interdit de s’attaquer au système technique de récolte des informations, qui étaient garantes de l’objectivité de la machine. Ainsi, la société était devenue totalement transparente, et les moindres détails de la vie privée étaient compilés dans l’intelligence artificielle centrale afin de lui donner le plus de chances possible de prendre les décisions les plus adaptées à l’instauration d’une harmonie sociale optimale.
L’économie interplanétaire fonctionnait donc au mieux, régie par une intelligence artificielle assurant la fusion des intérêts, régulant les passions et optimisant le système productif dans le sens d’un meilleur partage des richesses. Grâce à l’iarchie, il était devenu inconcevable de tolérer des zones géographiques exploitant les autres. À la suite d’une gigantesque révolte des ateliers des pays exploités par les puissances dominantes, il fut décidé d’abolir les États et de régir l’économie mondiale grâce à une intelligence artificielle programmée pour enrichir les hommes en fonction de leur travail et de leur mérite. Il était devenu exclu de tolérer un système assurant l’enrichissement excessif de certaines puissances, profitant des faiblesses d’autres pays aux avantages comparatifs inférieurs. L’IA devait permettre à tous d’obtenir les quantités de biens nécessaires à la satisfaction de leurs besoins, ce qui aurait pour vertu d’éradiquer la pauvreté, mais aussi l’exploitation de l’homme par l’homme, aberration ancestrale à l’origine de bon nombre d’injustices et de systèmes oppressifs.
L’iarchie assurait la régulation des relations sociales, économiques et politiques. Son principe de base était d’assurer une entropie positive, c’est-à-dire un monde en permanente mutation, incitant chacun à donner le meilleur de lui-même, conscient d’appartenir à un système pur et parfait, chaque action demandée par l’IA étant censée apporter une contribution favorable à l’épanouissement de l’œuvre cosmique de l’humanité. L’abolition des États et la création d’un système interplanétaire répondaient à une nouvelle logique capitaliste. Désormais, on se définissait en fonction de sa planète d’origine. Terriens, Martiens et Vénusiens n’étaient pas en compétition, mais travaillaient tous pour la création d’une civilisation multiplanétaire. Ils vouaient tous un culte à l’IA centralisatrice, nommée Ianoos, régulant tous les conflits, s’il le fallait par la force, grâce à son armée robotique. Le système technique était ainsi devenu quasiment autonome de l’humanité, et s’était fixé des objectifs qui dépassaient l’entendement humain. Ianoos n’avait toutefois pas décidé d’éliminer les humains. Elle pensait qu’elle devait les protéger, les aider à s’organiser pour parvenir à un état de sagesse supérieur. L’IA assurait l’expansion cosmique d’une humanité devenue non pas l’esclave de la machine, comme cela avait été redouté depuis des siècles, mais plutôt sa protégée. L’iarchie visait à protéger l’humanité de ses instincts autodestructeurs. Elle modifiait radicalement les règles de compétition et de lutte pour la survie qui régissaient l’économie depuis la nuit des temps. En prenant comme principe organisateur la nécessité fondamentale d’assurer le bien être de chaque être humain, elle mettait tout en œuvre pour éviter la souffrance et l’injustice.
Un des problèmes les plus difficiles à traiter par l’IA quand elle arriva au pouvoir fut la gestion des ressentiments identitaires liés aux nombreux conflits qui émaillèrent l’histoire humaine. Elle décida donc d’effectuer une gigantesque tabula rasa. L’abolition des frontières fut un immense progrès dans la mesure où elles étaient bien souvent la cause de nombreuses passions vectrices de violence. Les individus étaient désormais libres de voyager où bon leur semblait, n’ayant pour seule contrainte que d’en avertir l’IA, qui assurait dès lors l’adéquation des désirs de ces personnes avec les nécessités du système productif. L’iarchie assurait la satisfaction des désirs du plus grand nombre. L’IA partait en effet du principe que le flux désirant humain devait être assouvi le plus possible, dans la mesure où il était porteur de la volonté d’un Esprit divin supérieur.
Ianoos était donc l’émanation d’un système technique global devenu le protecteur et le gestionnaire de l’humanité. Les chefs avaient donc disparu de l’espèce, puisque les ordres étaient désormais transmis par les machines. Cela évitait de nombreux conflits, la lutte des classes, les guerres, et l’exploitation de l’homme par l’homme. Quelques esprits critiques ont bien tenté de contester le bien fondé d’une exploitation de l’humanité par des machines. Mais depuis que l’iarchie a été instaurée il y a déjà vingt ans, force est de constater que la santé mentale de notre espèce s’est considérablement améliorée. Les conflits sont désormais gérés par Ianoos, doté d’un sens moral incontestable et omniscient. L’humanité voyait dans l’IA la source de sa destruction et de son aliénation future. Elle s’est donc bien trompée, dans la mesure où elle pourrait bien trouver son salut grâce à cette technologie.
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