Cette prudence implique qu’on donne quelques clés de lecture. A commencer par celle de la mythanalyse. De quoi est-elle la figure ? Cette rencontre entre la mythologie et la psychanalyse : est-ce un oxymore ou une chimère ? La première possibilité est tentante. C’est la convocation des grands récits fondateurs, archaïques, traditionnels et collectifs ET celle de l’exploration des profondeurs de la psychologie. Leur arrimage est-il contradictoire ? Le rapprochement est de fait inattendu. C’est la nature de l’oxymore : une forme de clair-obscur de la pensée qui peut créer une surprise chez le lecteur peu familier des travaux d’Hervé Fischer. C’est peut-être l’effet recherché. Exciter la curiosité. Partir à l’aventure de la pensée. Repousser les limites du savoir.
La seconde idée – la chimère – est plus ambivalente. La chimère est un animal fabuleux : tête de lion, ventre de chèvre, queue de serpent. Donc mythologique. Ce qui entre dans la logique narrative qu’on va voir. Je concède au lecteur que d’une façon plus prosaïque et contemporaine une chimère est un projet séduisant mais irréalisable. On ne va pas lâcher l’affaire pour autant. On connaît l’adage ils l’ont fait parce que c’était impossible. Il va donc falloir s’en tenir à la source antique du concept et compter sur l’intelligence et la faconde des participants de ce colloque pour démontrer l’efficace du propos fischérien qui s’inscrit dans ce que l’humanité a toujours fait : inventer des outils.
La mythanalyse propose de créer un nouvel instrument de navigation temporelle et sociologique pour comprendre le monde, son histoire, un peu de son destin. Si dans la marmite on ajoute une pincée de prospective cette potion magique pourra servir de feuille de route à un avenir qui va bien finir par advenir. On a lu plus haut que la configuration prospectiviste de notre cerveau était en gestation. Le colloque avait pour mission plus ou moins secrète ou tacite d’en explorer les balbutiements. Le terme de balbutiement, lui aussi, peut être trompeur. Cela fait plus de vingt ans qu’Hervé Fischer en a formulé les premières approches. Cela fait plus de 10 ans qu’il m’a initié à ses arcanes. Pour autant en ais-je fait le tour ? et lui ? et Luc ?
Hervé Fischer se proposa de répondre le premier. Il s’agissait pour lui ce matin-là de nous montrer comment il prépare le véhicule mythanalytique, un peu comme on prépare un navire avant une course transocéanique. Ce colloque faisait office de contrôle technique.
Penchons-nous sur la machine telle qu’Hervé la pense : il propose en premier lieu qu’une structure primordiale fonde notre relation au monde. Pour lui la matrice de la genèse des mythes est dans la relation entre la mère, le père, le nouveau-né et l’autre, c’est-à-dire le corps social. Il a cette formule : lorsque le fœtus est accouché c’est le monde qui nait à lui et non lui qui vient au monde.
En l’écoutant, la scène du matin du Styx dévorant Hawking me revînt à l’esprit. Avais-je assisté à un coït mythanalytique immédiatement suivi par une naissance ? Dans la mythanalyse fischérienne tout commence par la structure primordiale du carré parental. Il le rappela. C’était donc bien ça. J’avais vu juste. Easy Jet m’avait permis d’assister (sans traumatisme) à la scène. La haute technologie avionique était de mon côté. Les outils les plus modernes autorisent les investigations les plus téméraires, les connections les plus audacieuses. J’avais déjoué les pièges du Prince des Enfers. Hadès avait voulu me faire prendre des vessies pour des lanternes. Mais Hadès n’est pas aussi malin qu’Hermès que je vais convoquer plus loin. Hermès n’aurait pas laissé Charron désemparé. Il aurait pris le contrôle de la barque. Je n’y aurai vu que du feu. Hermès serait devenu Charron le temps du coït. Bien son genre !
On constate, continua Hervé, un fonctionnement pérenne : les récits mythiques s’adaptent à chaque époque. Ils ont aussi une capacité radicale à se recréer à travers les fictions contemporaines. Bingo ! C’est exactement ce que nous comptions faire. Nous étions en Sicile pour une radiographie mythanalytique de l’île. Orazio nous attendait sur ce thème, dont acte. La mythanalyse ne doit pas son existence à l’île mais notre présence ici impliquait qu’on la confronta à ce sujet, parce qu’on y avait été invité, parce que les mythes îliens méritaient eux aussi d’être mythanalysés.
Le destin de ce colloque se révéla au fur et à mesure. Les histoires de table qu’on se racontait devant les calamars grillés et les spaghettis alla pomodoro étaient révélatrices : le but clandestin de notre présence à Catane était de traquer les mythes secrets, de révéler les non-dits cachés derrière les récits évidents, connus de tous et partagés.