Lors d’un précédent voyage, survolant le Détroit de Messine, j’avais aperçuCharon manœuvrer sa barque sur l’Achéron. Il approchait du Styx et mon vol de son terme. A l’époque – c’était l’année précédente – il avait l’élégance d’un torero quand les énormes blocs de rocher menaçaient son convoi et semblaient déterminés à l’anéantir. Charon, impassible, attendait leurs charges bravaches, les esquivait, en triomphait.
Cette fois, depuis le même hublot du vol Easy Jet Orly-Catane de 07:10 je ressentais toute autre chose.
On a beau avoir d’immémoriales expériences, me disais-je, on n’en mène parfois pas large quand on charrie les morts vers les grands trous de l’espace-temps. Charon à la manœuvre avait donc toujours un certain style mais il me semblait percevoir en lui quelque chose comme un manque de concentration, de lucidité peut-être. Les rochers le menaçaient sans trêve. Il les évitait, certes, mais, me semblait-il, avec une maladresse qui seyait mal à sa réputation. Je me fis la remarque que c’était peut-être la mort récente de Stephan Hawking qui le perturbait. Je n’étais pas trop convaincu. Certes, le savant au corps flétri avait énoncé que les trous noirs étaient une porte vers un autre univers, mais Charondevait savoir depuis longtemps de quoi le Styx était le nom. C’était son job après tout que de présenter ses clients devant la porte de l’Enfer. Pourquoi semblait-il aussi embarrassé ?
Une explication me vînt. Ce matin-là Charon transportait Hawking lui-même. Le savant était dans la barque. Les dates coïncidaient. Les tracasseries administratives d’Hadès pouvaient très bien avoir ourdi l’affaire, retardé le convoi pour qu’il coïncide avec ma présence à Catane. Je méditais. Le Prince des Morts était-il vraiment dans le coup ? Rien de sa part ne m’étonne vraiment. Sa Perséphone d’épouse se joue de nous en permanence, elle fait disparaitre puis réapparaitre les saisons, faisant croire à leur mort puis à leur résurrection.Depuis la nuit des temps notre cerveau archaïque s’angoisse à la possibilité d’un non-retour de saisons. Rien n’est acquis, murmurent nos antiques neurones.
Un cerveau plus récent à qui on ne la fait pas sait très bien que le printemps suit l’hiver. C’est marqué dans l’annuaire, dans les éphémérides, dans les brochures des Tour Operators .
Un autre cerveau encore timide, encore en construction et qui semble dédié à la pensée prospective, profite d’une situation nouvelle qui, de nos jours, met à mal les atermoiements de Perséphone : il n’y a plus de saisons ! L’épouse d’Hadès ne tient plus son monde. La faute au dérèglement climatique. Hawking estimait que nous étions proches du moment critique où la situation allait devenir irréversible.