Les prophètes crépusculaires qui redoutent le remplacement des populations européennes par une immigration venue d’Afrique, ou de plus loin encore, ne voient pas l’avenir du même œil que moi.
Un grand remplacement, un vrai remplacement se prépare en effet mais il n’a rien à voir avec ces péripéties locales. Il concerne l’espèce humaine dans son ensemble.
Ce qui est en train de se préparer, ce que des ressortissants de la même espèce que la nôtre préparent, par un mélange d’illusion technologique et d’idéalisme commercial, n’est encore que peu apparent dans le quotidien, mais est si bien mis en place par une vaste opération de numérisation de l’ensemble des services, des administrations et des objets de la vie courante, que l’étape suivante, celle de l‘intelligence artificielle intégrée au tissu de la société, sera rapide et dévastatrice.
L’asservissement de l’homme à ses créatures n’est pas une hypothèse de travail. Il est en cours, avec efficacité, avec rapidité, avec aveuglement.
L’idée simple, forte et naïve est que l’intelligence artificielle va prendre en charge toutes les questions d’intendance et nous libérer de tout ce qui n’est pas nos loisirs.
L’idée complexe et fragile est que l’intelligence artificielle va surtout nous libérer de nous-mêmes : d’abord en se passant de nous pour notre bénéfice supposé ; ensuite en se passant de nous au profit d’elle-même ; enfin en nous excluant de toute existence concrète.
Une des plus tristes fatalités de l’espèce humaine est qu’elle ne peut s’empêcher d’utiliser toutes ses découvertes, même quand celles-ci, à coup sûr, lui sont nocives et menacent son existence même.
Ainsi l’arme atomique : elle a servi, à deux reprises, au Japon, causant un nombre épouvantable de morts, et de manière atroce. Mais dans le monde tragique qui est le nôtre, davantage de gens, à la même époque, sont morts d’une manière tout aussi tragique, sans qu’il y ait eu recours à l’arme atomique. L’horreur pure, l’horreur exclusive, de ce type d’armement, si fort perfectionné et aggravé depuis Hiroshima, tient au fait qu’elle pourrait rayer notre espèce de l’univers, et qu’il n’est pas du tout dit que cela n’aura pas lieu.
Si la fable de l’apprenti sorcier est obscure, c’est parce que nous l’associons, à cause de Fantasia, à une histoire idiote de chapeau pointu, de seaux et de balais. Elle devient d’une clarté aveuglante et terrible si on la rattache à l’invention et aux progrès de l’intelligence artificielle.