STRATÉGIE D’UNE PRÉSENCE EUROPÉENNE SUR LA LUNE
Avec 4 autres, cet article de « journaliste prospectiviste » a été conçu dans le cadre de l’atelier de réflexion « Enjeux Éthiques de l’Espace » de Space’ibles, l’observatoire français de prospective spatiale, initiative du CNES (liens des 5 textes en fins de cet article).
Cette collection de textes exploratoires est l’une des productions de plusieurs mois de travail au sein de Space’ibles. Ils incitent à la spéculation, ils visent à faire réagir. Nota Bene : cette collection de textes n’exprime pas une vision stratégique établie par le CNES. |
Ce texte et les 4 autres serviront lors de l’atelier de prospective design public (inscription en ligne accessible dans les jours qui viennent) qui se déroulera le 09/10/2021, à la bibliothèque de la Cité des sciences et de l’industrie, de 09:45 à 11:45, dans le cadre des Mondes Anticipés, festival nomade de prospective et d’anticipation. Le dialogue est d’ors et déjà ouvert via les commentaires de ces cinq articles.
Bruxelles, le 10/06/2031
L’être humain est de nouveau sur la Lune mais, cette fois, il n’est plus question de ramasser quelques kilos de régolithe puis de revenir sur Terre, ou encore de faire du golf à la surface de notre satellite naturel. Non, à la place, l’humanité semble s’être engagée dans une nouvelle ère, celle de la colonisation durable de la Lune qui se poursuivra par un accès direct à l’Espace lointain.
La liste des pays qui se sont engagés dans cette course ne cesse de s’allonger, malgré les nombreux défis technologiques et humains que représente cette entreprise. D’ailleurs, il n’est pas interdit de s’interroger sur la nature des motivations de ces acteurs de la toute nouvelle industrie dans l’Espace : ces motivations sont-elles scientifiques, politiques, militaires, industrielles, économiques ? Quels programmes selon quels calendriers vont être appliqués pour cette nouvelle étape de l’expansion de l’humanité ? Toutes ces questions appelant, plus ou moins directement, à s’interroger sur la notion-même de l’être humain dans l’espace : quelle doit être sa place dans l’aventure spatiale ? À quels coûts et pour y faire quoi ?
En 2020, les accords Artemis, rédigés par les Etats-Unis et, à l’époque, ratifiés par de nombreux pays, avaient institué les Américains comme acteurs principaux de cette nouvelle étape spatiale. Ces accords confirmaient surtout que les USA étaient les meneurs idéologiques de cette nouvelle ère : le trans-terrestre. En effet, avec les accords Artemis, ils (im)posaient leurs objectifs concernant ces colonies humaines extraterrestres ainsi que les bases de leur fonctionnement dans ce nouvel environnement. Néanmoins, après quelques années passées à voir les moyens déployés pour cette conquête de l’Espace, il ne faut plus s’interdire de considérer ces accords comme de simples déclarations de bonnes intentions. En effet; ils restent difficilement applicables dans un environnement qui s’est avéré très concurrentiel et bien éloigné de la Terre. Ainsi, pour garder leur avance, les USA ont institué un couple public-privé qui écrasent la concurrence par les moyens mis en œuvre et d’autres acteurs tout aussi imposants et surtout hors du champ d’influence des accords Artemis se sont, eux aussi, posés et installés sur la Lune. Il s’agit du binôme sino-russe. L’Inde n’est pas loin non plus, en embuscade… Aucun de ces pays n’étant signataires des accords Artemis, ils ébranlent la domination américaine, tout autant que l’idée optimiste d’une exploration spatiale humaine exempte de toute rivalité politico-industrielle.
Ainsi, la Lune est devenue le théâtre d’une seconde guerre froide, résultat de tensions qui, jour après jour, montent entre les USA et le couple Chine-Russie ; ces compétiteurs développent toujours plus de moyens pour rivaliser dans l’exploitation des ressources naturelles extraterrestres. Ce bilan ne peut que faire écho à une seconde version, dans l’espace cette fois-ci, de la Conquête de l’Ouest qui risque fortement de ne pas être plus contrôlable que la première…
Entre ces deux groupes d’acteurs imposants et très ambitieux, l’Europe semble ne pas vraiment savoir où ni comment se placer dans cette course tant technologique qu’économique et stratégique. Le vieux continent demeure attaché à une politique d’exploration spatiale robotisée instituée dès la création de l’ESA et qui visait à maximiser les retours sur investissement pour la Terre. En effet, l’Europe, en tant que communauté, reste aussi attachée à la notion de bien commun à partir de laquelle elle s’est développée.
Un autre objectif crucial dans la stratégie spatiale européenne est la production de résultats scientifiques de qualité. De ce point de vue, purement scientifique donc, c’est une grande réussite ! L’ESA n’a cessé et ne cesse de développer des projets de satellites toujours plus techniques afin d’étudier autant de phénomènes et objets célestes ou terrestres que possible. Il faut se souvenir que, du temps de l’ISS, elle y possédait le module COLUMBUS, le laboratoire scientifique de la station. Dans cette tradition de collaboration et de maîtrise de la fabrication des instruments de mesure scientifiques, elle continue à participer à un grand nombre de projets scientifiques d’exploration spatiale étrangers et internationaux.
Donc, les objectifs de l’exploration spatiale européenne sont orientés par la position éthique de l’Europe et par le mode de financement des programmes spatiaux européens : ils le sont grâce à l’argent public consenti par les différents membres de l’ESA. Longtemps, cette position a fortement freiné le développement de l’Europe spatiale dans son accès humain à l’Espace de manière autonome. En effet, cette orientation nécessitait des ressources financières et une stratégie globale à long terme beaucoup plus affirmée et portée par une convergence idéologique accrue chez les pays membres de l’ESA.
L’Europe a ainsi pris beaucoup de retard dans son accès à l’Espace ainsi que son exploitation par les humains. Longtemps, l’Europe est demeurée sans capsule habitable capable d’envoyer de manière autonome ses spationautes en orbite. D’autant que l’intérêt du grand public pour les exploits spatiaux ne semblait être rythmé que par les missions spatiales de ses héros nationaux qui partagaient leur quotidien en impesanteur sur les réseaux sociaux. Cependant, années après années, les retombées médiatiques des séjours des spationautes européens dans différentes stations, en orbite de la Terre ou de la Lune, ont mis en lumière l’engagement d’une communauté enthousiaste qui a toujours fait de la Lune, ainsi que de Mars, des objectifs centraux.
Au cours des années, le retard accumulé devenant trop voyant, l’Europe s’est engagée à changer la donne tout en continuant sa politique de collaborations : il ne faut pas oublier que pas moins de quatre modules sur les onze qui constituent le Lunar Gateway, la station spatiale en orbite de la Lune, proviennent des industriels et laboratoires scientifiques européens.
Ce changement d’orientation de la politique spatiale européenne a pris la forme d’une petite navette spatiale réutilisable, évolution du « Space Rider », engin développé au départ pour envoyer du matériel en orbite basse terrestre. Cette capsule est propulsée dans l’Espace par Themis, le lanceur réutilisable européen, qui a pris la relève de la longue lignée des lanceurs Ariane. Nul doute sur le fait que ce genre de réalisations initiées par l’ESA et développées par des industriels européens tels que Thales Alenia Space, Dassault, Airbus, etc… ouvriront la voie vers d’autres innovations d’encore plus grande ampleur et ayant pour but des applications humaines.
Néanmoins, il n’est pas non plus exclu que l’Europe décide finalement de ne pas continuer à prendre part à cette course folle sur la Lune, puis vers Mars. En effet, ces objectifs sont toujours perçus par beaucoup comme une fuite en avant au détriment des problèmes terrestres actuels que sont, par exemple, le changement climatique et ses conséquences. Les premières vagues de migrants climatiques, parmi les 200 millions de migrants climatiques prévus par l’ONU à horizon 2050, bousculent avec force autant les politiques spatiales nationales que les agendas généraux nationaux et internationaux.
Du point de vue de l’éthique européenne, peut-être que l’Europe devrait simplement continuer à accompagner cette expansion de l’humain vers l’Espace mais tout en gardant l’ADN qui est le sien (les sciences et un autre regard sur le monde et les humains), c’est-à-dire mettre les intérêts publics nécessairement en premiers dans ses projets. Tout cela en acceptant le risque de n’être que la passagère d’une aventure pilotée par d’autres politiques et n’ayant donc pas son mot à dire sur la direction que prendraient les événements…
A moins que l’Europe ne s’engage de manière encore plus affirmée dans ces projets spatiaux humains afin de réellement faire partie des acteurs principaux et d’ainsi pouvoir faire valoir sa vision. Une vision beaucoup plus humaniste de l’Espace, nuance de taille dans ce panier à crabes qu’est la conquête de l’Espace, nuance qui, hélas, n’apparaît nulle part ailleurs, ni dans les plans des multi-milliardaires, ni dans ceux des États autoritaires en quête de pouvoir et de domination qui, tous, sans distinction, se sont lancés à corps et âmes perdus dans l’exploitation de l’Espace.