Qu’est-ce que je vais faire de tout ça ? A dû se demander au commencement des temps l’univers tout entier qui venait de lancer son grand récit fracassant et titanesque : le Big Bang. Se doutait-il, cet univers tout entier, qu’il provoquait un barnum invraisemblable et pourtant génial qui allait être notre histoire cosmique. Avait-il imaginé qu’il nous fallut, après ce coup d’éclat, des légions innombrables de savants et d’artistes pour lui apporter des débuts de réponses, pour comprendre quelque chose à tout ça ? Comment tenter d’y voir clair dans le (dés)ordre du monde ?
Depuis la nuit des temps, la littérature abonde et les témoignages sont pléthoriques. Savants et artistes, philosophes et shamans, prêtres et poètes ont planché sur le sujet.
Pas facile de se faire une opinion. Sauf quand les fées antiques et bienveillantes, qui nous accompagnent en secret, sont de la partie. J’ai nommé synchronicité (l’occurrence simultanée d’évènements qui ne présentent pas de lien de causalité) et sérendipité (cette aptitude à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l’utilité). Ces deux fées étaient présentes sur les hauteurs de Meudon dans l’atelier-maison d’Yvonne Behnke lors d‘une radieuse journée de printemps. Le soir même un ami me recommanda la lecture du livre de Trinh Xuan Thuan Le Cosmos et le Lotus : Confessions d’un astrophysicien.
La conversation avec Yvonne et la lecture du livre de Trinh Xuan Thuan dans un mouvement quasi synchrone m’ont fait basculer quelques milliards d’années en arrière… ou avant.
L’astrophysicien analyse et mesure, l’artiste explore et rêve. À les écouter ou à les lire, l’inverse est tout aussi vrai. Tous deux s’émerveillent devant une même matière, une même essence, avec une même interrogation.
Dans un même réjouissant vortex spatiotemporel de banlieue chic et de lecture sur iPad , le scientifique et l’artiste se sont proposés de me fournir des informations sur cette histoire du fond des temps. C’est sans doute à ça que servent ces métiers quand ils s’emparent de ce genre de sujet : nous en faire partager les moments clés, les épisodes les plus forts, les suspenses les plus exaltants. L’un comme l’autre — chacun à sa manière — dévoilent le pitch primordial et ses des prodiges.
C’est donc avec Yvonne Behnke dans sa maison-atelier de Meudon que je mesure combien le rêve de l’artiste communie avec ces grands commencements. Très particulière expérience que d’entrer dans son univers.
Il y a tout d’abord le souvenir qu’elle a du commencement des temps et du Big Bang : le combat titanesque entre la force d’expansion primordiale et celle de la gravité exercée par tout son contenu matériel (Trinh Xuan Thuan).
Bien entendu on n’est pas dupe. Elle n’y était pas. En tout cas pas vraiment. Encore que : Trinh Xuan Thuan nous signale que nous sommes nous-mêmes poussière d’étoiles. Pourquoi pas. Si c’est le cas il y a sans doute un brin de nous qui a pu assister au commencement des temps et naviguer quelques milliards d’années pour devenir ce que nous sommes aujourd’hui, le temps de notre séjour en forme humaine et avant qu’on reprenne le chemin des particules célestes. Ce fut un spectacle marquant. C’est de cela qu’Yvonne témoigne.
La force centrifuge de l’expansion primordiale en tension avec la force centripète de la gravité universelle ! Ce n’est pas rien ! C’est l’énergie même de la machine-monde qu’elle contemple avec une certaine perplexité pendant que je prends la photo. À gauche, la force centripète qui attire au centre ; à droite la force centrifuge qui fuit le centre et file vers les étoiles et à coté le bouquin. J’explore alors les toiles placées là dans sa maison-atelier baignée de soleil. Un parcours s’organise, nous passons d’une œuvre à l’autre.
Notre conversation explore des possibilités, il y a peut-être d’autres mots à poser sur ses œuvres mais ceux que nous employons tout de suite font l’affaire. En tout cas ils donnent des clés de lecture à la question du départ : que faire de toute cette matière ?
Ici, des forces centrifuges dispersent des formes libérées, comme en fuite ou en fête, des forces liquides, ou éparpillées…
La force centrifuge de l’expansion primordiale ?
Là, des forces centripètes, des formes recentrées. La force centripète de la gravité universelle ? Que dit Yvonne ?
Elle parle de ses chimigrammes : elle convoque une matière chimique pure combinée à la matière de la peinture et lance révélateur et fixateur sur un support photosensible. À lire la description qu’elle donne de son travail actuel je me suis d’abord demandé quelle était sa part dans la création. Laisse-t-elle la transformation opérer seule, sans elle ? Est-ce une sorte de dripping à la Pollock ? Quelle est la part de l’accident ? Quelle est la part du chaos quand la matière est laissée à elle-même ? Est-elle l’apprentie sorcière qui observe, fascinée, des courbes tourmentées, des tourbillons, des fragmentations, des ruissellements, des infiniment petits,
comme elle écrit elle-même ? Qu’est-ce que cette démarche dit d’elle-même ? Elle confie qu’elle opère
une sorte de che- vauchement de l’œuvre en train d’éclore, de dressage de la matière, d’ap-privoisement enfin.
Évidemment la question me brûle les lèvres : rejoue-t-elle à sa façon le coup de l’univers tout entier ?
ça pourrait bien être son genre tant elle parle de son travail avec un humour un peu facétieux, toujours souriante, toujours étonnée. Elle lance des « idées-matières », des « corps expéditionnaires » de couleurs, de l’organique, du chimique qui vont explorer la toile blanche et tendue. Les formes qui surgissent ne sont pas tout à fait intentionnelles, pas tout à fait de son fait. Peut-être feint-elle d’en être l’organisatrice mais elle sait bien qu’elle n’est que complice de l’œuvre en cours.
Et c’est là que se révèle le récit subtil de l’artiste. Il y a quelque chose de l’ordre du vertige quantique devant l’infiniment petit de la matière qui fait écho à l’infiniment grand du cosmos.
Une hypothèse vient à l’esprit : ne s’agit-il pas d’une évocation des trous de ver rendus célèbres par le film Interstellar qui envisage des voyages dans l’espace-temps et la vision macro de mes artères – éventuellement nettoyées par une
ambulance de nano-particules ?
La matière con-
voquée par Yvonne
Behnke prend alors ainsi un statut fascinant. Elle est
objet de pensée : objet bon à penser l’écosystème macro-cosme/microcosme dans son entier, à l’explorer dans toutes ses dimensions, dans tous ses imaginaires. Son art fait percevoir, comprendre et connaître les forces en action dans l’univers. Décidément Trinh Xuan Thuan n’est pas loin. Bien entendu l’histoire ne dit pas s’ils se sont rencontrés dans le monde réel, dans le monde virtuel. C’est une autre paire de manches.
Et pendant que tous les deux pensent le monde, leurs témoignages donnent matière à panser les plaies et les douleurs de notre ignorance des secrets du monde puisqu’elle informe, elle met en scène la connaissance ultime.
La pensée che-mine alors devant ces ouvertures que propose Yvonne. N’y a-t-il pas là le geste d’un chaman 3.0 qui convoque les forces du ciel et de la terre pour soulager le monde et l’instruire de son langage secret ? Le chaman n’intervient pas sur les éléments qu’il convoque, il les guide, il les chevauche. Dans sa version 3.0, l’antique intercesseur entre les humains et les forces de la nature surfe sur les découvertes de pointe (qu’ Yvonne évoque au hasard du chimigramme – mais les formes qui naissent sont-elles des hasards ?) et accompagne le visiteur sidéré.
Le voyage est impressionnant.
Le processus de la création scientifique est étonnamment proche de celui de la création artistique. Le scientifique, quand il découvre un aspect caché de la nature, et l’artiste, quand il crée une œuvre d’art, ressentent tous deux le même sentiment exaltant de s’être approchés un très bref instant de la Vérité éternelle et d’avoir soulevé un modeste pan du Grand Mystère.
Trinh Xuan Thuan
Les fées existent.
© Yvonne Behnke
Web : www.yvonnebehnke.com